Le risque d’interférence au carrefour de tous les dangers

28 mars 202312 min

À l’image du diable qui se cache dans les détails, le risque d’interférence est ardu à cerner. Son analyse révèle qu’il n’est ni la somme des risques véhiculés par chaque entreprise, ni un risque résiduel à la marge qu’il faudrait être prêt à accepter. En dépit du cadre réglementaire existant, sa prévention reste un exercice délicat.

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De par sa multiplicité d’aspects, le phénomène de la sous-traitance n’est pas aisé à définir. Entre la commande d’un service de nettoyage ou de gardiennage sur site, la prestation de services de maintenance sur place ou à distance et la réalisation d’une opération au sein des locaux de l’entreprise extérieure, les situations de coactivité sont protéiformes. On peut toutefois retenir comme socle minimal la définition suivante de la relation de sous-traitance donnée par la FFA (Fédération française de l’assurance), qui correspond peu ou prou à sa définition économique : « La sous-traitance est l’opération par laquelle une entreprise, le “donneur d’ordres”, charge, suivant ses directives, une autre entreprise, le “sous-traitant”, de la fabrication de produits, de la prestation de services ou de l’exécution de travaux qui sont destinés à être fournis au donneur d’ordres ou exécutés pour son compte. »

Une tendance de fond

Malgré le peu d’analyses statistiques menées sur la sous-traitance, c’est une réalité qui peut être chiffrée. Selon une étude de l’Insee de 2016, 61 % des entreprises de l’industrie et des services avaient recours à la sous-traitance en 2014.

Dans l’industrie, les principaux donneurs d’ordres sont la construction aéronautique, ferroviaire et navale ainsi que la production, le transport et la distribution d’électricité. Malgré la crise de 2008, le mouvement de fond de la sous-traitance a continué à se développer dans l’industrie ces dernières années. Le marché a ainsi atteint 4,76 % de croissance en 2017, impliquant 31 054 entreprises et 507 224 salariés en France, selon une étude de Global Industrie. Ce sont les secteurs de l’électronique, de l’automobile, de l’aéronautique, des matériels de génie civil et agricoles qui ont accru le plus significativement le niveau de leurs commandes de sous-traitance. Par ailleurs, les entreprises sous-traitantes sont souvent des PME, voire des TPE.

15 % des victimes appartiennent à des entreprises extérieures

Un milieu accidentogène

La sous-traitance est au centre de grands débats socio-économiques, comme ceux de la réduction des coûts du travail, de la flexibilité et de la gestion des compétences. Certains considèrent même la sous-traitance comme une pratique plus ou moins volontaire d’externalisation des risques par les grands donneurs d’ordres. En termes de sinistralité, il est coutumier de citer que sur 100 victimes d’accidents mortels, 15 appartiennent à des entreprises extérieures effectuant des travaux dans d’autres entreprises, dites utilisatrices (source INRS).

Dans un rapport parlementaire récent (juin 2019) faisant l’état des lieux de la sous-traitance dans les filières industrielles, le député Denis Sommer attire l’attention sur les conditions de travail des entreprises sous-traitantes. Et pointe la pratique des plans de prévention : « Les chefs des entreprises donneuses d’ordres et sous-traitantes doivent procéder en commun à une analyse des risques et élaborer un plan de prévention. Or, d’après l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) (…), les plans de prévention ne sont pas toujours suffisants. Il s’agit de documents souvent très denses et peu opérationnels qui, de plus, arrivent un peu tard dans le processus. Le prestataire n’a pas toujours le temps, lorsqu’il répond à l’appel d’offres, de se documenter sur les risques métiers qui le concernent. » Et de signaler l’indice de fréquence d’accidents du travail, révélé par le ministère du Travail, supérieur dans les secteurs les plus concernés par la sous-traitance : « Près de 50 accidents du travail pour 1 000 salariés contre 33, pour l’ensemble des secteurs. »

Coactivité et interférence

Les différents plans de prévention et autres protocoles de sécurité prescrits par la réglementation (lire l’article « Interventions d’entreprises extérieures, un cadre réglementé ») fournissent un cadre utile pour cerner les situations de coactivité et d’interférence entre un donneur d’ordres et un sous-traitant. Mais les situations concrètes sont souvent plus larges et variées que les types-idéaux envisagés par la réglementation, qui décrivent soit une opération de maintenance sur un site industriel, soit une opération de chargement/déchargement chez un donneur d’ordres, soit un chantier de BTP regroupant un grand nombre d’activités et d’intervenants.

Comment considérer les risques d’interférence d’une façon plus générale ? Pour l’INRS ce sont « les risques supplémentaires engendrés par la présence de personnel, d’installations et de matériel de différentes entreprises sur un même lieu de travail ». Cette définition est manifestement encore trop restrictive, puisqu’on constate que les risques liés à la sous-traitance peuvent aussi être associés aux relations d’interdépendance qu’entretiennent les activités des uns et des autres, en dehors de toute communauté de lieux et de temps. Si l’on veut bien convoquer ici les trois règles immuables du théâtre antique – unité de temps, unité de lieu et unité d’action – seule cette dernière prévaut quelquefois dans la vraie vie de la sous-traitance. Et c’est là qu’il faut débusquer les risques d’interférence, cachés dans les interstices du collectif à l’œuvre à distance.

Gestion de l’interaction chez Orange

C’est d’ailleurs ce que soulignent Marie-Antoinette Khan, responsable de l’animation des préventeurs et sa collègue Anne Davy, chez Orange. Dans ses activités de déploiement du réseau, l’un de ses cœurs de métiers, l’entreprise fait régulièrement appel à la sous-traitance. Du fait que les interventions ne se font pas sur un site de type industriel, mais dans des contextes variés (voie publique, particuliers…), l’application de la réglementation relative au plan de prévention n’est pas toujours simple : « Nos sous-traitants n’interviennent pas toujours dans les mêmes lieux, explique la responsable. On a rarement de la coactivité avec d’autres personnes, qu’elles soient d’Orange ou d’ailleurs, c’est-à-dire présentes en même temps sur le même site. Le risque d’interférence existe cependant, en termes d’équipements Orange sur lesquels le sous-traitant va intervenir. On se doit de l’informer sur les risques qui peuvent être générés par l’équipement (ouvrage, infrastructure) en question. Typiquement, un poteau en bois qui peut se casser, ou une chambre souterraine qui peut contenir de la poussière de plomb. »

L’autre écueil, souligné par notre interlocutrice, c’est que le plan de prévention ne devienne un Document unique bis, une copie de l’analyse des risques propres de l’entreprise utilisatrice envisagée par rapport aux activités sous-traitées. Marie-Antoinette Khan rappelle fort justement qu’il est « nécessaire de se poser les questions : quelle est la nature de la coactivité et quel est le risque d’interférence par rapport à des infrastructures réseaux », afin de procéder à une analyse pertinente.

Le fait de remplir les documents du plan de prévention ne décharge pas l’entreprise utilisatrice de sa responsabilité.

Aurélie Philip
Consultante en prévention des risques chez CNPP
et ancienne responsable HSE d’un site industriel

Une nécessaire coordination

Cela semble une évidence, mais les documents écrits en vue de prévenir les risques prescrits par la réglementation ne forment que le socle minimal d’une coordination réussie. Le formalisme de la procédure ne doit pas engendrer une économie d’échange et de partage d’informations autour des opérations à réaliser. Si tel était le cas, le risque d’interférence subsisterait entre les lignes en tant que risque résiduel, comme celui que l’on accepte tacitement en évoquant la fatalité. Les rôles et les responsabilités de chacun doivent être claires, afin d’instaurer un climat de confiance. Comme se plaît à insister Aurélie Philip, consultante Prévention des risques chez CNPP, « le fait de remplir les documents du plan de prévention ne décharge pas l’entreprise utilisatrice de sa responsabilité. Pour un pilotage réussi d’un plan de prévention, le donneur d’ordres doit effectuer un suivi de l’opération confiée. Pour cela, l’un des points clé consiste à identifier le bon interlocuteur, c’est-à-dire le responsable des travaux au sein de l’entreprise extérieure ».

En cas de sous-traitance en cascade, on voit clairement poindre le risque de la dilution de la responsabilité au fil de l’eau. C’est pourquoi les entreprises soucieuses de leur responsabilité sociale n’autorisent que rarement la sous-traitance de rang 3. Encore faut-il que l’entreprise extérieure, de rang 2, ait informé le donneur d’ordres de rang 1 du recours à la sous-traitance…

L’inspection préalable commune ne doit pas dégénérer en visite de sécurité. Autrement dit, l’entreprise utilisatrice n’est pas là pour inspecter de manière intrusive la façon de faire du sous-traitant.

Marie-Antoinette Khan
Responsable de l’animation des préventeurs chez Orange

Des phases essentielles

De l’inspection commune préalable à la rédaction du plan de prévention, en passant par l’information des salariés de chaque entreprise, l’inspection périodique des travaux et la mise à jour des consignes de sécurité, la coordination de la prévention est une mission au long cours. L’inspection commune préalable est cruciale. Comme le mentionne Aurélie Philip, « c’est en amont des opérations de coactivité que se décident les mesures de sécurité, en étroite concertation entre l’entreprise utilisatrice et l’entreprise extérieure ». Et la responsable prévention chez Orange de préciser : « L’inspection préalable commune ne doit pas dégénérer en visite de sécurité. Autrement dit, l’entreprise utilisatrice n’est pas là pour inspecter de manière intrusive la façon de faire du sous-traitant. » Son but est, encore une fois, de mener une analyse des risques potentiels d’interférence sous l’angle de la coactivité.

Du côté de l’entreprise extérieure, il est aussi de son devoir de signaler les situations de danger détectées. Chez Orange, on a tendance à abandonner les plans de prévention hyper détaillés, comportant une analyse des risques très, voire trop, fouillée. Au quantitatif, on préfère le qualitatif. Un propos qui fait écho au constat de l’Anact, évoqué plus haut par le député Sommer. « Aujourd’hui, détaille Marie-Antoinette Khan, on essaie de faire évoluer les choses et d’instaurer une relation de partenariat avec les responsables QSE des entreprises sous-traitantes. À ce titre une convention des standards de prévention communs a été signée sous l’égide de l’OPPBTP et de la DGT avec les syndicats professionnels de la branche en mai 2019. Standards qui mettent l’accent sur les risques spécifiques liés à nos activités de déploiement réseau télécom (travaux en hauteur, risque électrique, amiante et plomb). On essaie de préciser sensiblement le cahier des charges pour être plus pertinent, de partager les règles métiers pour travailler tous en sécurité et d’avoir des documents utiles au salarié intervenant et pas uniquement un document administratif. »

Crédit: piqsels.com
Les interventions de sous-traitance ne se font pas toujours sur un site de type industriel, mais peuvent s’effectuer dans des contextes variés (voie publique, particuliers…)

Mise à jour de l’analyse des risques

La crise du Covid-19 a induit un risque supplémentaire que chaque entreprise doit avoir intégré dans son Document unique d’évaluation des risques (DUER). Il faut aussi forcément examiner si le virus peut s’immiscer dans les risques d’interférence. À ce sujet les instructions du ministère du Travail, selon Aurélie Philip, sont claires : « L’employeur doit non seulement intégrer le risque sanitaire et les mesures barrières dans l’analyse du risque d’interférence, mais évidemment sans baisser la garde sur les autres types de risque. » C’est donc un élément notable qui s’ajoute à la responsabilité de l’employeur. Pour l’entreprise utilisatrice, il s’agira de se poser la question de savoir si l’opération de sous-traitance est essentielle à son activité. Sinon elle devra peser savamment les risques d’interférence à l’aune des mesures de déconfinement prescrites par le ministère dans son protocole.

L’actualité récente a d’ailleurs placé la prévention des risques et la responsabilité de l’employeur donneur d’ordres sous le feu des projecteurs. Le 14 avril dernier, Amazon était condamnée par le tribunal de Nanterre (sanction confirmée en appel) pour plusieurs manquements à l’obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés dans le contexte du Covid-19 et de la continuité d’activité. La décision du juge a été motivée notamment par l’insuffisante d’évaluation des risques et les défaillances des plans de prévention avec les entreprises extérieures censés préserver la santé des salariés pendant les opérations de transports et de nettoyage ou de sécurité des sites. Les plans n’ont pas été formalisés ou n’ont pas fait l’objet d’une concertation préalable avec les représentants du personnel et n’ont pas été portés de manière appropriée à la connaissance des salariés. En même temps qu’il réitère la responsabilité de l’employeur, ce jugement vient rappeler que rien n’est jamais figé dans le marbre, surtout pas en matière de prévention des risques.


Article extrait du n° 563 de Face au Risque : « Coactivité : gérer la sous-traitance » (juin 2020).

Bernard Jaguenaud, rédacteur en chef

Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef

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