Extinction. Fluor dans les émulseurs : la transition est en cours

2 février 202312 min

Juillet 2025 pourrait être un moment charnière sur le marché des émulseurs. À cette date, il sera possiblement interdit de fabriquer au sein de l’Union européenne des solutions contenant certains composés fluorés. Un peu plus de deux ans avant cette date fatidique, la question reste de savoir comment se prépare cette transition… déjà anticipée dans le milieu.

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Qu’est-ce qu’un émulseur ?

Si l’on se fie au mode de fonctionnement donné par CNPP dans son livre blanc « Émulseurs, les critères de choix », un émulseur est un produit qui, une fois « dilué dans l’eau, à une concentration définie par le fabricant, se transforme en une solution moussante. À l’aide d’un équipement approprié (lance, buse, générateur…), un apport d’air permet de générer de la mousse, de différents foisonnements : bas, moyen ou haut ».

Outre cette technique de fonctionnement résumée par CNPP, (l’un des laboratoires accrédités en Europe pour les essais sur émulseurs), du côté de Gesip (unique organisme français reconnu pour qualifier les émulseurs dits « particulièrement performants ») sa directrice technique, Frédérique Duquenne, définit un émulseur comme étant à la base « une substance liquide, visqueuse. Pour l’utiliser afin d’éteindre un incendie, l’émulseur doit être mélangé à de l’eau pour en faire une solution moussante. C’est cette solution moussante qui est appliquée sur le feu pour éteindre l’incendie. »

Le passage au sans fluor déjà anticipé chez les concepteurs

Avec ou sans fluor, le fonctionnement d’un émulseur semble identique. À la différence près que les solutions fluorées se distinguent par la formation d’un film aqueux lors de leur usage, tandis que les solutions non fluorées se caractérisent par un matelas de bulles.

Reste à comprendre pourquoi ce passage au sans fluor est devenu nécessaire. Olivier Houlbert, directeur développement émulseurs chez Bio-Ex, fabricant français d’émulseurs, nous en dit davantage à ce sujet.

« On s’est aperçu depuis une vingtaine d’années que certaines molécules fluorées étaient bio-persistantes, bio-accumulables et bio-toxiques. Auparavant, les utilisateurs finaux étaient peu informés sur cette problématique…

Le contexte est différent maintenant : la réglementation est en train de changer en Europe et dans d’autres pays, la sensibilité des pompiers et des industriels a progressé… »

Question timing, l’heure est déjà au changement. Aussi bien en Europe que dans les autres pays du monde.

« L’armée américaine devrait cesser d’utiliser des émulseurs fluorés d’ici 2024, ajoute notre interlocuteur. En Europe, une réglementation interdit déjà certains de ces actifs fluorés (dont les C8).

Et un projet doit être voté par le Parlement européen à la suite de préconisations de l’Echa (Agence européenne des produits chimiques), qui interdirait la fabrication et la commercialisation de ces émulseurs fluorés d’ici fin 2025 et leur utilisation d’ici 2027, à l’exception des industries pétrolières qui bénéficieraient d’un délai supplémentaire. »

Une probable rallonge pour l’industrie pétrolière

À noter que ces dates ne sont pas définitivement entérinées, comme le confirme Isabelle Deguerry, responsable expérimentation extinction manuelle chez CNPP.

« L’enquête sur ce projet de directive sur les Pfas (substances perfluorées) a conduit à beaucoup de commentaires. De ce fait, le calendrier et les informations connues à ce jour sont susceptibles d’évoluer dans les prochaines semaines et doivent donc être utilisées avec prudence pour l’instant », précise-t-elle.

Une interdiction possiblement repoussée à l’horizon 2032, voire 2034, pour l’industrie pétrolière, nous a également été soufflée.

Anticipé aussi chez les utilisateurs…

S’agissant des émulseurs sans fluor, Bio-Ex fait partie des pionniers. Créé en 1998, ce fabricant français a conçu le premier émulseur sans fluor polyvalent en 2002. Un grand nombre de ses clients a déjà franchi le pas du sans fluor, avant même ce futur changement dans la réglementation.

« La part d’émulseurs sans fluor vendus en France augmente beaucoup chaque année. Plusieurs de nos clients sont déjà passés au sans fluor comme des Sdis ou des industriels… », ajoute Olivier Houlbert, précisant par ailleurs que les enjeux ne sont pas seulement environnementaux.

« Outre l’écologie, il y a aussi un aspect économique sur le principe de pollueur-payeur. Ainsi, une pollution par des substances fluorées peut être très coûteuse à traiter ». D’où l’intérêt de franchir le pas le plus rapidement possible du côté des utilisateurs.

Utilisation dans un bâtiment d'un émulseur à haut foisonnement, dont la mousse est plus volumineuse. Crédit: Bio-Ex.
Utilisation dans un bâtiment d’un émulseur à haut foisonnement, dont la mousse est plus volumineuse.

Les émulseurs « particulièrement performants »

Aux certifications obligatoires pour la mise sur le marché peut s’ajouter la qualification Gesip, valable 5 ans et reconductible pour la même durée.

« Elle n’est pas obligatoire, mais elle est utile et très demandée par les industriels, précise Frédérique Duquenne. Elle qualifie les émulseurs comme étant “particulièrement performants”, permettant une extinction efficace en utilisant moins de volumes de produits que la certification de base.

L’intérêt pour les industriels est d’avoir des installations de défense incendie (stockages, moyens d’application…) plus petites qu’en utilisant les taux forfaitaires réglementaires. »

Autrement dit, avec ces émulseurs « particulièrement performants », il est possible de disposer d’un volume de produits suffisamment conséquent en termes de défense incendie… le tout avec un espace de stockage moins important que ce dont il aurait été nécessaire avec les émulseurs classiques certifiés.

Atteindre des performances équivalentes aux produits fluorés

Avec le passage aux émulseurs sans fluor, la problématique est de réussir à maintenir cette performance dite particulière.

« Le taux d’application de la mousse s’exprime en litre par minute par mètre carré (l/min/m²), poursuit Frédérique Duquenne. Le taux d’application minimum est de 4 pour un produit certifié.

Le taux reconnu par la DGPR est de 2 pour un émulseur filmogène qualifié “particulièrement performant” par Gesip. C’est le fluor dans les émulseurs qui permet d’avoir un effet filmogène, et la mousse qui se répand très rapidement sur le feu. C’est un avantage pour l’émulseur ».

Les produits sans fluor (donc non filmogènes) peuvent également être qualifiés par Gesip de « particulièrement performants », mais la réglementation actuelle permet un taux d’application minimum de 2,5 l/min/m². Un taux toujours inférieur à 4, mais supérieur à leurs équivalents fluorés « particulièrement performants ».

Dans son livre blanc disponible sur son site, CNPP donne des précisions sur les normes en vigueur.
À l’international, on retrouve la norme ISO 7203 et la NFPA 11 pour l’Amérique.
« En Europe, les normes EN 1568-1 à 4 : 2008 sont en vigueur et les normes EN 1568-1 à 4 : 2018 sont en cours d’application (période de recouvrement jusqu’en 2019). Ces normes permettent de comparer les différents émulseurs entre eux afin que l’utilisateur choisisse en connaissance de cause celui qui conviendra le mieux à la protection de son site. » À ces normes s’ajoutent les référentiels spécifiques : Gesip, OACI, Last Fire Test et Apsad R12.
« Les normes définissent des essais types à réaliser par un laboratoire d’essais indépendant et accrédité, conformément à l’EN ISO 17025. À noter que trois laboratoires reconnus sont accrédités en Europe pour réaliser ces essais : MPA en Allemagne, Rise en Suède et CNPP en France », mentionne le livre blanc.
« Nos produits sont garantis 10 ans et ont une durée de vie de 20 ans », nous a-t-on confié chez Bio-Ex.
« Au bout de 10 ans, on peut vérifier les capacités physicochimiques pour voir si elles ont évolué. Il y a aussi la possibilité de faire des tests pour voir si les émulseurs ont toujours leur pouvoir d’extinction initial », renchérit-on au sein de Gesip.
« Il est important de conserver les valeurs de spécifications des émulseurs lors de leur achat et de contrôler les performances pendant toute leur durée de vie (en alternance : analyses physico-chimiques, petit foyer 0,25 m², essai de performances aux feux), ainsi que les concentrations d’utilisation en adéquation avec les équipements », ajoute-t-on du côté de CNPP.
Dans son livre blanc, CNPP précise que cette durée de vie dépend par ailleurs de :
  • la nature du produit (ses constituants…) ;
  • son environnement de stockage (gel-dégel, amplitude thermique, risque de contamination, retour d’eau…) ;
  • son contenant (matériau, étanchéité…).
Pfos et Pfoa sont des substances artificielles nocives pour l’homme et l’environnement. Les produits anti-incendie contenant des Pfos sont interdits à la vente dans l’Union européenne depuis le 27 juin 2011 rappelle le site internet de Mensura, organisme spécialisé dans la prévention et la santé au travail. Ceux contenant moins de 25 ppb (partie par milliard) de Pfoa sont autorisés jusqu’en juillet 2025, précise le bureau d’étude incendie Langui Concept sur son site internet.
« Soit l’équivalent d’un verre de substance dans une piscine olympique », compare Frédérique Duquenne de Gesip qui souligne au passage que ce taux peut très aisément être atteint en raison d’une pollution résiduelle : si les cuves qui accueillaient auparavant des solutions fluorées ne sont pas suffisamment bien nettoyées, les résidus provenant de ces anciennes solutions peuvent alors se retrouver sur les nouveaux produits sans fluor incorporés dans ces mêmes cuves… et finalement faire dépasser ce seuil de 25 ppb pour des produits pourtant conçus sans fluor.
« Un paragraphe de la nouvelle directive concerne les taux résiduels de Pfas dans les installations. Le taux fixé n’est pas encore définitif mais cela signifie que les cuves, les réseaux, les eaux de rinçage devront être analysés. Ces paramètres devront être pris en compte lors du passage des émulseurs fluorés vers les émulseurs sans fluor », renchérit Isabelle Deguerry de CNPP.
« Le foisonnement est le ratio entre le volume de mousse produit et le volume de solution moussante au départ. C’est la capacité de la solution moussante à mousser, pour obtenir beaucoup de mousse ou non », explique Olivier Houlbert de Bio-Ex.
« Par exemple, pour remplir rapidement la totalité d’un entrepôt avec de la mousse, cela nécessite un émulseur avec un haut foisonnement, qui permet de faire de la mousse très rapidement. Si vous utilisez un bas foisonnement, il n’y aura qu’une simple couche », ajoute Frédérique Duquenne de Gesip.

« Avec un générateur haut foisonnement, la mousse est plus volumineuse et a une certaine inertie. Le but est de remplir complètement le bâtiment de mousse, le noyer et ainsi d’éteindre le feu », conclut-on chez Bio-Ex.

« Les valeurs des foisonnements (bas, moyen, haut) dépendent des émulseurs mais aussi des équipements qui les mettent en oeuvre. Les foisonnements des émulseurs sans fluor devront être vérifiés avec les équipements associés », précise Isabelle Deguerry de CNPP.

Exemple de valeurs de foisonnement - Crédit: CNPP

Groupe de travail et tests d’ici 2025

Et les conséquences de cette légère différence sont loin d’être anodines d’un point de vue économique.

Si les émulseurs sans fluor pouvaient être qualifiés à un taux de 2, comme les émulseurs fluorés, « cela permettrait aux industriels de ne pas modifier toutes leurs installations incendie, qui actuellement ne seraient pas suffisantes au niveau des capacités de stockage, mais aussi de toutes les infrastructures de défense incendie (la taille des tuyauteries qui véhiculent la solution moussante, les moyens d’application…). C’est toute la chaîne de la défense incendie qui est potentiellement impactée à échéance juillet 2025 », assure la directrice technique de Gesip.

D’où l’intérêt de vérifier si les produits sans fluor pourraient bénéficier des taux réduits (2 l/min/m²) des produits fluorés. Dans cet objectif, un groupe de travail « émulseurs sans fluor » a ainsi été créé par Gesip.

Une campagne de tests aura lieu en ce sens en 2023. « Aujourd’hui le minimum est de 2,5 (pour les produits sans fluor). Le but de cette campagne est de voir si les émulseurs sans fluor sont aussi efficaces à 2 litres que les anciens filmogènes, afin que les industriels n’aient pas besoin de modifier le dimensionnement de leur installation incendie », complète-t-elle.

Test d'un émulseur en extérieur. Crédit: Gesip
Test d’un émulseur en extérieur effectué par Gesip.

Un objectif majeur dont la réussite concerne tout aussi bien les fabricants que les utilisateurs, qui ont d’ores et déjà les yeux rivés vers 2025.

Il faut vérifier que les émulseurs sans fluor sont compatibles avec les équipements actuels.

Isabelle Deguerry
Responsable expérimentation extinction manuelle chez CNPP.

Même en atteignant ces objectifs, la question liée aux installations ne serait pas définitivement écartée. Cette compatibilité entre les installations et les émulseurs sans fluor ne serait pas une règle générale et devrait alors être étudiée au cas par cas.

« Même si les émulseurs sans fluor peuvent bénéficier de taux d’application réduit, il faut vérifier qu’ils sont compatibles avec les équipements actuels (concernant le taux de concentration, la qualité de la mousse, le foisonnement minimum, la miscibilité de l’émulseur…). Le remplacement un pour un n’est pas vrai dans la majorité des cas », explique Isabelle Deguerry.

« Les équipements (proportionner, lances…) doivent souvent être adaptés aux nouveaux émulseurs sans fluor. Ces émulseurs étant souvent plus sensibles aux conditions climatiques, une attention particulière doit être faite en ce qui concerne les conditions de stockage. De même les modes d’applications peuvent être à adapter en fonction du risque », conclut-elle en guise d’ultime préconisation.


Article extrait du n° 589 de Face au Risque : « anticiper les délestages » (février 2023).

Eitel Mabouong, journaliste à FAR

Eitel Mabouong
Journaliste

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