Lubrizol, les leçons tirées de l’incendie

1 février 202114 min

Pour pouvoir redémarrer une partie de son activité dès mi-décembre 2019, le site de Lubrizol à Rouen a dû renforcer sa sécurité incendie, en concertation avec les autorités. Détection, rétentions, moyens de protection : il y a une réelle convergence entre les changements opérés à Lubrizol et les nouvelles mesures réglementaires du 24 septembre 2020.
Explications avec Isabelle Striga, présidente de Lubrizol France et Guillaume Gohier, aujourd’hui manager exploitation, et responsable HSE lors de l’incendie.

« L’incendie était invraisemblable, il est néanmoins survenu. » C’est avec cette phrase en tête que l’équipe de Lubrizol a travaillé son projet de redémarrage d’une partie de son activité. Sorti de la phase aiguë de gestion de crise, c’était alors une question de survie pour le site.

Les entrepôts de stockage de produits conditionnés ayant brûlé lors de l’incendie, et l’usine étant à l’arrêt, l’entreprise ne pouvait plus livrer ses clients.

Reprendre l’activité

« Fort heureusement l’usine était toujours debout. L’alimentation en gaz pour les chaudières de l’usine avait été détruite mais en dehors de ce point et de quelques autres mineurs, nous étions en capacité de remettre rapidement sur pied l’outil de production », se souvient Isabelle Striga, présidente de Lubrizol France.

Des travaux ont ainsi été menés avec l’équipe qui était sur place pour prendre en compte le retour d’expérience suite aux différentes actions mises en place pendant la phase de lutte contre l’incendie. Et prouver aux autorités que le site pouvait reprendre une partie de son activité en toute sécurité.

Changer d’approche

« On a essayé de comprendre pourquoi, malgré toutes les études de dangers qu’on a pu faire avec les multiples experts, on s’est retrouvé dans cette situation-là, analyse Guillaume Gohier, responsable HSE de Lubrizol lors du sinistre et l’un des premiers sur l’incendie. Il n’était pas concevable pour nous de revenir avec un projet basé sur l’approche probabiliste seule et la fameuse grille MMR (mesures de maîtrise des risques) que prévoyait la réglementation. »

Si cette approche basée sur des probabilités les avait fait progresser par le passé, et a toujours beaucoup de sens selon eux, compte tenu de ce qu’ils venaient de vivre, ils voulaient aller au-delà et être plus systématiques. « On était dans cette situation où on se disait “l’incendie est néanmoins survenu. Maintenant qu’est-ce qu’on fait ?” », analyse Isabelle Striga.

Zone incendiée, complètement nettoyée depuis septembre 2020. L’entreprise a décidé de ne pas reconstruire d’entrepôts à cet endroit. Une partie de la zone sera végétalisée et dédiée aux salariés. Des ombrières solaires doivent également être installées. Le nettoyage et la remise en état de la zone incendiée ont coûté 25 millions d’euros à l’entreprise.

Une détection systématique

Premier volet auquel ils ont appliqué l’approche systématique : la détection. Plutôt que d’avoir une détection incendie ciblée sur les seules sources potentielles de départ de feu, l’entreprise a fait le choix d’une détection surfacique complète sur l’ensemble des équipements qu’elle a présentés au projet de redémarrage, que ce soit dans une unité de production ou sur des parcs de stockage de produits vracs.

« On avait déjà beaucoup de détection mais on l’a systématisée, explique Guillaume Gohier. En fonction des configurations, on a des détecteurs de fumées, des caméras UV/IR, triple IR, des caméras optiques avec traitement du signal intégré pour pouvoir détecter les élévations de température ou encore des lasers qui permettent de détecter des formations de fumées sur des grandes distances. »

Isabelle Striga, présidente de Lubrizol France - Crédit: Lubrizol France

Nous avons réduit de 90 % l’inventaire de produits conditionnés stockés sur le site. Nous avons désormais une chaîne d’approvisionnement particulièrement tendue avec la mise en œuvre du “juste à temps”.

Isabelle Striga
Présidente de Lubrizol France

De nouvelles rétentions

Le deuxième point a été de répondre à cette question : comment contenir au maximum une nappe de produits enflammés mais aussi les eaux d’extinction qui peuvent être générées lors d’un incendie.

« Il y avait bien des bases légales dans l’arrêté du 3 octobre 2010 qui demandaient un certain nombre de choses sur certains produits, mais les installations qu’on souhaitait redémarrer n’étaient pas concernées par ces réglementations. Ni les installations incendiées d’ailleurs », remarque Guillaume Gohier.

Dans le contexte du redémarrage, le site de Lubrizol a pris le parti de mettre en place des cuvettes de rétention qui permettaient de respecter la fameuse règle des 50 %/100 % (50 % du volume total d’un parc de stockage ou 100 % du volume du plus gros bac), mais aussi les eaux d’extinction pour les scénarios considérés et un volume de pluviométrie de référence. Et ce, quelle que soit la nature du produit qui peut brûler.

Pendant la phase de lutte contre l’incendie, la gestion des eaux d’extinction avait été très compliquée. Tous les parcs de stocks ou unités qui ont redémarré ont donc été équipés selon cette nouvelle règle. « On a cassé et refait certaines rétentions, d’autres ont été créées », détaille Guillaume Gohier.

Sur certaines surfaces plus grandes, y compris des voies de circulation, le site s’est également équipé de merlons, qui permettent de contenir un éventuel épandage.

« Nos équipes et les prestataires ont été particulièrement créatifs puisqu’ils ont proposé de construire des murs de rétention avec des techniques qu’on n’avait pas forcément utilisées avant, à savoir des techniques de génie civil avec des coffrages sur mesure, et des merlons qui sont aussi des moyens d’avoir une rétention. On ne les met pas forcément en place car on pense aux poids lourds qui vont devoir passer dessus mais tout se passe finalement sans trop d’encombres », commente Isabelle Striga.

Cuves de stockage près de l’unité « mélanges » redémarrée mi-décembre 2019. Le mur de rétention a été créé après l’incendie.

Renforcer les moyens de protection

Le troisième volet qui a guidé la reprise de l’activité, c’est l’extinction.

« Il n’y a pas de solution miracle pour toutes les industries, je pense que c’est propre à chaque typologie d’industrie, selon les effectifs disponibles sur les sites et la géométrie même des parcs de stocks et des unités, souligne Guillaume Gohier. Nous avons décidé de rajouter sur le site des systèmes fixes ou semi-fixes (qui nécessitent un minimum de déploiement) pour pouvoir être au minimum sur 50 % du taux d’extinction en moins de 10 minutes, pour pouvoir maîtriser le feu le plus rapidement possible et ne pas le laisser prendre de l’ampleur. »

Ils ont ainsi installé énormément de boîtes à mousse et des canons incendie complémentaires. « Dans l’industrie, on voit beaucoup de poteaux incendie, ça permet une certaine modularité mais l’incendie du 26 septembre nous a montré que le temps de déploiement est long. On a remplacé ces poteaux par des canons dans certains endroits car ils offrent plus de réactivité. »

Détection, rétentions, moyens de protection : Lubrizol a investi à ce jour plus de 10 millions d’euros pour renforcer sa sécurité incendie et ainsi redémarrer une partie de ses activités.

Ils ont été positionnés pour être au plus près des installations à protéger tout en étant à l’extérieur des zones d’effet thermique (zone des 5 kW/m2), conformément au plan de défense incendie. Ce déploiement a par ailleurs été accompagné par un élément typique des liquides inflammables.

« Le plan de défense incendie demandait de calculer les quantités d’eau et émulseurs nécessaires pour les scénarios majorants pour les liquides inflammables. On s’est dit que c’était une bonne approche qu’on a déployée sur l’ensemble de nos scénarios incendie, surtout pour établir des tactiques d’intervention », précise Guillaume Gohier.

Le site a ainsi normalisé ses interventions en situation de crise, en décrivant sous forme de checklists les différents canons à activer, dans l’ordre, selon les endroits où un incendie pourrait se déclarer.

Avec en face les ressources humaines nécessaires, les équipes d’intervention ayant été sensibilisées et formées à ces tactiques. « On a testés la quarantaine de canons déployés sur le site, un à un et à pleine capacité d’eau, avec le Sdis et la Dreal avant de pouvoir redémarrer quoi que ce soit », commente-t-il.

Dans les plans de défense incendie, une attention toute particulière a également été donnée pour exposer le moins possible les équipes d’intervention.

« C’est une expérience que j’ai vécue au sein du COD de la préfecture. Avoir des équipes près de l’incendie est compliqué à gérer, prévenir les blessés est une obsession, raconte Isabelle Striga. On a donc veillé à ce que les moyens engagés ne soient pas dans la zone de flux de 5 kW/m2 [seuil réglementaire des effets thermiques létaux d’un incendie, NDLR] ».

Une nouvelle organisation

Outre le renforcement de la détection, des rétentions et des moyens de protection, l’entreprise a aussi revu son organisation pour diminuer les risques à la source.

Suite à l’incendie, l’entreprise a décidé de ne pas reconstruire de bâtiments pour stocker des produits finis sur son site de production. Et concernant les matières premières, les équipes ont également fait un réel travail pour limiter les quantités.

« C’était important de réduire l’inventaire de produits conditionnés stockés sur le site et nous l’avons réduit de 90 %, illustre la présidente. Nous avons désormais une chaîne d’approvisionnement particulièrement tendue avec la mise en œuvre du “juste à temps”. »

Les produits encore stockés le sont en bac, en vrac. L’entreprise, qui ne stocke plus de fût ou de container de 1000 l pour les clients, travaille aujourd’hui avec six partenaires pour le conditionnement et le stockage des fûts, ce qui complique la chaîne logistique et apporte des camions-citernes vrac supplémentaires qu’il faut ensuite nettoyer, avec des déchets à gérer. L’année 2021 sera dédiée à améliorer cette chaîne logistique, en amont et en aval, et à la rendre encore plus fiable.

Le site a pu relancer son unité de fabrication de mélanges mi-décembre 2019, puis une deuxième unité qui concerne la production des dispersants (matières premières qui entrent dans la formulation des huiles moteur) mi-juillet 2020.

« L’année 2020 n’a pas été une année de pleine capacité compte tenu de la pandémie. Cela nous a permis de nous organiser, témoigne Isabelle Striga. En octobre, nous étions en capacité de servir nos clients avec les mêmes délais et conditions qu’avant. »

L’entreprise n’a, à ce jour, pas repris la totalité de son activité.

Retour sur la gestion de crise

L’entreprise fait un retour d’expérience positif sur la structure qui a été déployée.

« Nous avions une organisation avec DOI, chef PC et système d’astreinte cadres et direction sur lequel on faisait régulièrement des exercices. En interne, avec le Sdis et avec la Dreal. Et on a eu la chance d’avoir des exercices inopinés de la Dreal, sur des horaires atypiques, ce qui nous a beaucoup aidé », explique Guillaume Gohier.

On a pu capitaliser sur toute une culture de sécurité.

« Cela nous a permis d’être efficaces dans ce qu’on a pu faire et dans l’accompagnement des services du Sdis dans l’extinction, poursuit-il. Dans les premières semaines, on a pu capitaliser sur toute une culture de sécurité qu’on avait et sur nos outils déjà en place : management qualité, sécurité, environnement. Ils ont été mis à rude épreuve mais ils nous ont assuré une base. »

Un avis que partage Isabelle Striga. Pour elle, tout le monde a été au rendez-vous. Les renforts sur site et à la préfecture sont vite venus.

« Là où on était le moins solide, c’était la communication, ajoute-t-elle. En situation de PPI, la communication institutionnelle est entre les mains du préfet, il ne faut surtout pas de cacophonie. Mais on a quand même la possibilité de dire ce qui se passe dans l’entreprise. Pour cela on s’est appuyé sur la communication de crise et les personnes d’astreintes qui sont formées mais dont ce n’est pas le métier. On aurait probablement pu être plus proactifs et pédagogiques dès le départ. »

Depuis le 1er janvier 2021, une personne a la charge de la communication externe. L’entreprise est aussi aidée par des prestataires, qui viennent désormais plus régulièrement. L’entreprise n’était pas préparée pour autant de défiance.

« Je me souviens qu’on nous demandait des informations sur des fiches de données de sécurité. On les avait délivrées à l’administration, mais il fallait ensuite expliquer pour le grand public. Expliquer pour le grand public quand vous êtes en gestion de crise, c’est très compliqué. Soit on simplifie à l’excès et on nous accuse de cacher ce qui est en train de brûler, soit on donne les détails et c’est illisible. Trouver un entre-deux est un gros enjeu. »

Ce sont dorénavant des éléments qui doivent être préparés en amont, d’après la nouvelle réglementation.

Il y a beaucoup de synergies entre notre retour d’expérience et les nouvelles mesures.

Guillaume Gohier
Responsable HSE lors de l’incendie, aujourd’hui manager exploitation
Guillaume Gohier - Crédit: Lubrizol France

Nouvelle réglementation

Concernant cette nouvelle réglementation justement, le site sera finalement peu impacté.

« Suite à l’incendie, nous avons été questionnés dans le cadre du rapport interministériel “Chevet”, dont sont en partie issues les nouvelles mesures réglementaires. Quand on a redémarré, on avait déjà en tête ce cahier des charges, il y a beaucoup de synergies entre notre retour d’expérience et les nouvelles mesures », indique Guillaume Gohier.

Le site a ainsi mis à jour trois études de dangers sectorisées pour six parties redémarrées, incluant les utilités. Suite aux différents mesurages et analyses qui ont été faits, la liste des produits émis en cas d’incendie a été complétée. Les moyens de mesures environnementales ont aussi été présentés. Le site ne stocke pas de produits inflammables et n’a par ailleurs plus d’entrepôts, mais seulement des zones d’attente temporaire.

« Il va y avoir des études à réaliser, notamment sur les moyens en eau et émulseurs qui sont revus à la hausse. On a du travail à faire, mais ça ne devrait pas être trop conséquent pour le site de Rouen. Cela risque de l’être pour d’autres sites de Lubrizol ou pour des prestataires notamment sur le volet entrepôts », conclut Isabelle Striga.


Article extrait du n° 569 de Face au Risque : « Plan d’actions post-Lubrizol : l’impact sur l’industrie » (février 2021).

Gaëlle Carcaly
Journaliste

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