La religion dans l’entreprise

7 novembre 20189 min

La religion s’est progressivement immiscée dans le monde du travail et les managers peuvent être démunis face à certaines situations. Nous avons interrogé Denis Maillard, spécialiste des mutations dans le monde du travail et auteur du livre Quand la religion s’invite dans l’entreprise, pour nous permettre d’y voir plus clair entre ce qui relève du simple fait religieux – et qui, en général, ne pose pas de difficultés – et les signes de radicalisation qui peuvent compromettre l’organisation de l’entreprise.

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Ces quarante dernières années ont vu se développer trois phénomènes qui ont contribué à poser la question de la place de la religion dans le monde du travail : les difficultés d’intégration d’une partie de la population immigrée, le tournant identitaire de la politique française, un processus d’individualisation des salariés avec la recherche de leur développement personnel.

C’est en tout cas l’hypothèse de Denis Maillard, spécialiste des questions sociales et des mutations dans le monde du travail, telle qu’il la décrit dans son livre Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard).

Les entreprises privées ne peuvent ni entièrement autoriser de manifester ses convictions religieuses, ni entièrement les bannir.

Denis Maillard
Spécialiste des questions sociales et des mutations
dans le monde du travail

Contrairement aux entreprises publiques qui sont dans un cadre de neutralité, donc d’interdiction de manifester ses convictions religieuses, « les entreprises privées ne peuvent ni entièrement les autoriser, ni entièrement les bannir » explique Denis Maillard.

« C’est ainsi, poursuit-il, que les managers se trouvent face à trois situations. La première tient à l’organisation du travail, par exemple des demandes d’aménagement des horaires, de jours de congés pour fêtes religieuses… La deuxième est liée à la vie collective comme l’aménagement de salles de prière… » Selon lui, ces deux situations ne posent pas véritablement de problème car elles sont connues depuis longtemps et les règles sont relativement simples à gérer. « Le code du travail dit clairement que la liberté de croyance est absolue mais celle d’exprimer cette croyance est encadrée. Cependant, les restrictions des libertés religieuses doivent comporter des raisons objectives liées à l’activité de l’entreprise : règles d’hygiène, de sécurité… »

La troisième situation devant laquelle se trouvent les managers est plus problématique. Elle tient aux revendications individuelles de type identitaire. « La plus courante est le signe religieux visible, voire ostentatoire : port de voile, de barbe, de kippa, de croix apparente… Il y a aussi la relation entre les hommes et les femmes : refus de serrer la main d’une femme, d’être la seule femme présente dans une réunion, de parler avec une personne du sexe opposé… Ces situations sont complexes car insidieuses, jamais extrêmement franches et donc difficiles à cerner. »

Il faut noter cependant que ces derniers comportements tombent sous le coup de la loi Rebsamen (loi n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi) qui interdit le sexisme au travail.

Les revendications de type identitaire

Autre revendication identitaire évoquée par Denis Maillard et qui revient de manière récurrente dans les entreprises : le refus d’exécuter certaines tâches.

Le spécialiste des questions sociales cite dans son livre le cas d’un manutentionnaire qui refuse, au nom de sa religion, de décharger des caisses d’alcool ou celui d’une aide à domicile qui refuse d’acheter du jambon pour son employeur invoquant l’impossibilité d’être en contact avec du porc.

« On est ici au cœur des croyances. Si le dialogue, qui est toujours à privilégier, ne permet pas de faire évoluer la situation, il faut alors s’en tenir au code du travail : vous avez signé un contrat de travail, vous devez l’exécuter. »

Comment les entreprises font-elles face ?

L’Ofre (Observatoire du fait religieux en entreprise), qui mène depuis 2013 une enquête annuelle sur l’ampleur du fait religieux dans le monde du travail, constate qu’en 2017, tout comme en 2016, 65 % des salariés interrogés déclarent observer de façon régulière ou occasionnelle des faits religieux dans leur situation de travail. Les cas conflictuels ont augmenté, passant de 6,7 % de l’ensemble des faits observés en 2016 à 7,5 % en 2017.

Les entreprises n’ont pas toutes la même façon d’aborder cette problématique. « Le cas de Paprec est intéressant, assure Denis Maillard. L’entreprise de collecte et recyclage interdit tout signe religieux au nom d’une vision de l’entreprise comme étant un lieu laïc. Le patron n’a pas à privilégier une religion par rapport à une autre. Cette entreprise, très diverse, connaît une cinquantaine de nationalités et presqu’autant de religions. Aussi, pour calmer les éventuelles tensions religieuses, elle neutralise tout. »

S’appuyant également sur l’argument de la laïcité, la direction de Véolia, groupe spécialiste de la gestion de l’eau, des déchets et de l’énergie, estime que chacun a le droit de pratiquer sa religion et a accordé l’ouverture de salles de prière.

« Ikea va encore plus loin, poursuit Denis Maillard. Le leader international du meuble en kit fait de la diversité et de l’expression libre des religions un élément de sa notoriété, de sa marque employeur. Et H&M, marque plus populaire, estime que les vendeuses ont intérêt à ressembler à leurs clientes. La chaîne de magasins de prêt-à-porter prévoit dans son règlement intérieur la possibilité de porter le voile. »

Le règlement intérieur, l’outil utile

« L’important est que l’entreprise soit claire sur ce qu’elle autorise ou non », complète Denis Maillard. En effet, une revendication satisfaite risque d’en entraîner d’autres. « Avec le règlement intérieur tel que le prévoit l’article 2 de la loi El-Khomri, on a un outil qui permet de bien gérer l’aspect laïcité et d’afficher une image de neutralité en proscrivant la manifestation du fait religieux. Ceci afin de prévenir les risques qu’elle peut faire courir à l’entreprise, à son organisation, à la sécurité et aussi à son image. »

Les grandes entreprises dotées d’un service juridique n’ont en principe pas de problèmes pour intégrer dans leur règlement intérieur les questions liées à la religion. La difficulté se concentre plutôt dans les PME où les questions de religion peuvent être plus sensibles à intégrer.

Dix règles d’or

Pour faire face à la problématique du fait religieux dans son entreprise, Denis Maillard conseille de suivre les dix règles suivantes :

1 N’ayez pas peur
Ce n’est pas parce que l’on est face à des problématiques liées à l’intimité qu’il faut les traiter différemment. Il faut au contraire les ramener à des situations de travail comme les autres afin de se trouver dans un cadre commun.

2 Pas de dénis
Toujours discuter directement avec le salarié, sans jugement.

3 Installer des capteurs
S’appuyer sur les managers de proximité et sur les représentants du personnel pour qu’ils remontent informations et signaux faibles liés à ces sujets.

4 Ne pas laisser s’installer « le premium du barbu »
C’est l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler qui appelle « le premium du barbu » la personne rigoriste qui, dans un atelier, un bureau, une équipe, va montrer la voie de l’austérité religieuse. Petit à petit, son prosélytisme va peser sur les autres et elle va imposer des règles religieuses qui ne sont pas celles de l’entreprise.

5 Pas de théologie
Il faut opposer aux raisons religieuses un cadre de travail car l’objet de l’entreprise est bien l’organisation commune du travail en vue d’une production.

6 Ne pas être trop savant
Ne pas surenchérir en cherchant une solution religieuse. Rester dans un cadre professionnel.

7 Pas d’accommodement raisonnable
Tenter d’accommoder tout le monde a les attraits du bon sens mais risque de céder aux demandes d’ordre religieux. Souvent le droit des femmes s’en trouve empiété. Par exemple, un employeur se trouvant devant le cas d’hommes refusant de serrer la main aux femmes pourrait être tenté d’inscrire dans le règlement intérieur que plus personne ne serre de mains. Il envoie alors un message de déni d’humanité.

8 Privilégier le commun
Ne rien accorder en matière religieuse qui ne soit extensible à tout le monde.

9 Favoriser « la dispute professionnelle »
C’est le psychologue Yves Clot qui a développé cette notion visant à rompre l’isolement des individus. Il s’agit ici, en favorisant la discussion, de tenir compte de la répercussion sur le travail des autres dans la solution à trouver lors d’une demande spécifique en matière de religion (par exemple surcroît de travail pour certains lors d’aménagement d’horaires accordé à d’autres pour raisons religieuses).

10 Amender le règlement intérieur
Comme indiqué dans le code du travail, le règlement intérieur doit être lié à l’activité de l’entreprise et être proportionné au but recherché. Il est à amender après une réflexion avec les représentants des salariés et non de façon unilatérale par la direction.

Le 10 août 2018, le Comité des droits de l’Homme des Nations unies a rendu un avis (sans pouvoir de contrainte), dévoilé par l’AFP, critiquant la France pour le licenciement d’une salariée de la crèche Baby-Loup qui portait le foulard sur son lieu de travail. Ce licenciement, intervenu en 2008 avait été confirmé par la Cour de cassation en 2014.

Le Comité affirme que l’interdiction faite à la salariée de porter le voile « constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté de manifester sa religion ». Il estime qu’il s’agit d’une « violation » du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il note également que la France « n’explique pas en quelles mesures le port du foulard serait incompatible avec la stabilité sociale et l’accueil promus au sein de la crèche ». Il invite en conséquence la France à indemniser « de manière adéquate » la salariée pour compenser la perte de son emploi.


Article extrait du n° 546 de Face au Risque : « Éviter le radicalisme » (octobre 2018).

Martine Porez – Journaliste

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