Feu couvant dans le navire Epic

14 novembre 202310 min

Vendredi 2 septembre 2022, 18 h 37. Le centre de traitement de l’alerte du Sdis76 reçoit un appel concernant un dégagement de fumée au sein d’une cale d’un navire à quai à Petit-Couronne dans le port de Rouen (Seine-Maritime). Il s’agit du vraquier Epic, de près de 200 m de long, qui comprend cinq cales. L’équipage a donné l’alerte.

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Feu de métaux

Le premier détachement arrive rapidement sur les lieux pour les premières reconnaissances. Il sera suivi de renforts, 20 minutes plus tard. Le dégagement de fumée est localisé dans la cale centrale, dont les portes sont fermées et qui contient 8 000 tonnes de débris métalliques destinés au recyclage en Turquie. Elle a été chargée quatre jours auparavant en Belgique par le commanditaire Derichebourg. Le navire était dans le port de Rouen pour charger les quatre autres cales par le même commanditaire.

S’agissant d’un feu de métaux, il ne peut être éteint avec des moyens classiques car l’eau entraînerait une réaction chimique, susceptible de générer une explosion (risque de création d’hydrogène). La première consigne est de ne surtout pas ouvrir la cale pour ne pas faire entrer de l’oxygène au sein de l’enceinte close et raviver le feu.

Quand le lieutenant-colonel Luc Taconnet du Sdis76, commandant des opérations de secours, arrive sur les lieux vers 19 h 45, il n’y a plus de dégagement de fumée, le feu est couvant. « Nous faisions face à plusieurs risques : celui d’emballement du feu au sein de la cale et d’une montée en température qui aurait pu endommager la structure du bateau et entraîner une rupture de confinement, avec épanchements d’effluents en Seine ou rejets atmosphériques, explique-t-il. L’objectif était aussi de préserver l’outil économique, que ce soit le navire ou la cargaison, et de permettre l’activité aux alentours sur le port. »

Refroidissement

Le navire dispose d’un système d’extinction automatique au CO2, mais celui-ci étant inopérant, des premières actions sont rapidement engagées :

  • la coque du navire et les portes de la cale sont refroidies grâce aux lances des sapeurs-pompiers et à un remorqueur incendie du port de Rouen ;
  • l’étanchéité de la cale est contrôlée, pour éviter que l’incendie ne prenne de l’ampleur avec l’apport de comburant ;
  • le Sdis76 demande l’avis d’un expert en structure pour épargner l’environnement et l’outil économique. Expert qui, finalement, n’arrivera jamais.
Crédit: Sdis76
Face au feu couvant, l’une des premières actions réflexes a été le refroidissement des portes de cales. Les sapeurs-pompiers, sur le navire, étaient par ailleurs appuyés d’un remorqueur.

Surveiller la situation

Il faut parallèlement monitorer la situation à l’intérieur de la cale, malgré l’impossibilité de l’ouvrir. En termes de température, pour évaluer le degré de développement du foyer, et de gaz de combustion. « Tout ça s’est fait de manière indirecte, avec des mesures sur les parois des panneaux de cale. Nous avons aussi rapidement fait voler nos deux drones avec caméra thermique, ce qui nous a permis de localiser la source de foyer, ne serait-ce qu’en 2D », raconte le lieutenant-colonel. Et par exemple réorienter le remorqueur vers la zone la plus chaude.

Le Sdis76 a par ailleurs acquis mi-2022 un réseau de mesures de toximétrie. Ces balises électrochimiques, qui permettent de savoir en temps réel s’il y a des risques pour les intervenants ou à distance, ont permis d’assurer qu’il n’y avait ni rejets gazeux, ni pollution.

Trouver une solution de secours

« Puisqu’on ne voulait pas ouvrir les panneaux ni mettre de l’eau – un cas similaire traité par noyage de la cale à Gand en Belgique avait conduit à la perte du navire deux mois plus tôt – la solution ne pouvait être que l’inertage, ce qu’on connaît bien puisque c’est très utilisé au sein des silos », nous confie Luc Taconnet. Alors que l’équipage fait de multiples essais pour rétablir son système d’extinction interne, parallèlement, l’objectif est de trouver un autre moyen d’inertage par l’azote.

Tout ceci se joue au centre opérationnel départemental (COD) activé vers 20 h le vendredi pour coordonner toutes les actions concernant l’incendie. « Se sont retrouvés en cellule de crise à la préfecture, le directeur du port de Rouen (Haropa), les inspecteurs Dreal, le Sdis, le service communication de la préfecture et nous-mêmes pour assurer la liaison et la mobilisation de moyens », racontent Clément Vivès, sous-préfet et directeur de cabinet, et Laurent Mabire, directeur adjoint du Siraced PC à la préfecture.

La caméra thermique du drone du Sdis76 a permis de surveiller la température ambiante de la cale concernée.
Crédit: Sdis76

Un travail d’équipe

« On s’est rendu compte très rapidement qu’on allait avoir du gaz liquide à -180 degrés. Il a fallu trouver comment le transporter, comment le réchauffer pour le regazéifier sur place et trouver des tuyaux adaptés à la cale du navire pour l’injecter, se souvient Clément Vivès. Tout ça, ce sont des appels à de multiples interlocuteurs qu’il faut réveiller au milieu de la nuit pour obtenir les accords et trouver les bons opérateurs techniques… On a eu la chance d’avoir plein de bonnes volontés qui se sont penchées sur ce sinistre. Des personnes se sont rendues disponibles tout le week-end. »

Via l’activation du réseau Usinaid de France Chimie, grâce aux réseaux de connaissances de la Dreal, du Sdis et à la mobilisation des agents du port, la solution a été trouvée : Air liquide, spécialiste des gaz industriels, a fourni un camion de 25 000 l d’azote liquide et l’opérateur céréalier Sénalia le « skid » nécessaire pour réchauffer l’azote. Les ateliers d’Haropa Port de Rouen ont construit une bride spécifique pour injecter l’azote dans la cale.

L’inertage

Il a duré du samedi au mardi midi. « Pendant l’opération, nous avons monitoré les gaz par le biais de sorties de pipe de la cale pour vérifier qu’on n’avait pas d’ammoniac (dérivé de la décomposition des métaux) et on a cartographié continuellement la température pour vérifier qu’en fonction de la météo, de l’exposition au soleil, la température descendait bien au sein de la cale », précise le lieutenant-colonel Luc Taconnet. L’utilisation des drones a permis un suivi et une surveillance du sinistre par l’ensemble des acteurs, en temps réel et à distance.

Ouverture de la cale et déchargement

À l’ouverture de la cale le mercredi 7 septembre, aucune élévation de température en surface n’est détectée, il n’y a pas de dégagement de fumée. « Quand on a ouvert, on voyait très bien un cône d’expansion de fumée avec des traces de suie sur les panneaux de la cale. Cela a confirmé la zone de départ du foyer. On a ensuite procédé à l’extraction de la matière, explique Luc Taconnet. Le point chaud était certainement situé dans une zone à 6 m de profondeur, à l’interface entre la petite et la grosse granulométrie de métaux. Et certainement lié à des matériaux qui n’étaient pas du métal. À l’intérieur, on a trouvé du plastique, du bois, du tissu, du caoutchouc, des filtres à huile, des batteries. On ne connaît pas l’origine du sinistre mais il y avait suffisamment d’autres matériaux que le métal pour alimenter une combustion lente. »

Le Sdis a appris par la suite que l’équipage avait ouvert le panneau de cale avant leur arrivée. « Les personnels n’ont jamais voulu le confirmer mais c’est sûrement ce qui explique le dégagement de fumée. Ils ont probablement ouvert en début, milieu d’après-midi, ce qui a fait entrer de l’oxygène à l’intérieur et a ravivé un feu couvant depuis plusieurs jours. »

Un retour d’expérience positif

Il n’y a eu aucune victime et l’Epic n’a pas été endommagé. L’ensemble des débris ont été rechargés dans la cale et le vraquier a pu repartir le 22 septembre. Pendant tout le temps de l’opération, le trafic fluviomaritime a pu se poursuivre. Seules mesures de régulation : deux navires accostés à côté de l’Epic ont été écartés du quai pour éviter tout risque et faire un périmètre de sécurité. Et la navigation a été interrompue le mercredi au moment de la réouverture de la cale et du déchargement.

Repères

L’Epic est un vraquier de près de 190 m de long et 32 m de large, battant pavillon des Îles Marshall et appartenant à une holding grecque. L’équipage est philippin et l’encadrement letton. Il est composé de 5 cales de 20 m x 20 m x 19 m de haut. Il dispose d’un système d’extinction automatique au CO2 d’inertage des cales, mais qui est inopérant. À 5 m de la zone de stockage des bombonnes de CO2, les canalisations sont trop corrodées à cause de l’usure et du manque de maintenance. Il y a eu rupture quand le système a été déclenché.

L’intervention du Sdis76 aura duré 5 jours pendant lesquels 250 sapeurs-pompiers se sont relayés, avec 40 engins de secours et 70 sapeurs-pompiers mobilisés au plus fort de l’intervention.

Vendredi 2 septembre au soir et nuit de vendredi à samedi :

  • prise en compte de la situation ;
  • tests d’inertage avec les moyens du bord ;
  • refroidissement et mise en place d’un protocole de suivi de points chauds de manière indirecte, avec relevés des drones, thermomètres de bord…
  • préparation des opérations d’inertage à l’azote (rassemblement du matériel venant de partenaires et prestataires) / Mise en place des organes de jonction (fabrication et soudures).
  • En parallèle, activation du COD à la préfecture vers 20 h le vendredi et présence physique en cellule de crise jusqu’à 4 ou 5 h du matin le samedi. Puis fonctionnement par visioconférence tout le week-end. Dès le lundi, échanges distanciels, déplacements sur le site.

Samedi 3 à mardi 6 septembre : Inertage

Mercredi 7 septembre : Opérations d’ouverture de cale et d’extraction des parties du chargement touchées par l’incendie.

Luc Taconnet, lieutenant-colonel du Sdis76

  • une intervention typique d’un feu de silo – mais sur un navire – complexe car nécessitant des acteurs multiples ;
  • la bonne entente entre toutes les parties prenantes ;
  • l’importance du réseau lié à la prévision industrielle : le Sdis savait que Sénalia disposait du matériel nécessaire pour réchauffer l’azote.

Clément Vivès, sous-préfet et directeur de cabinet

  • l’importance du retour d’expérience avec la leçon tirée de ce qu’il s’est passé à Gand (Belgique) ;
  • l’intelligence de ne pas rester accroché à une idée (le système d’extinction interne du navire). « On a essayé, on arrête les frais, on passe à autre chose » ;
  • la plus-value d’un COD qui travaille en lien et au soutien du terrain dans un vrai travail d’équipe. Tout le monde était orienté vers le même but.

Laurent Mabire, directeur adjoint du Siraced PC à la préfecture

  • l’intérêt de bénéficier d’un réseau d’acteurs connus, identifiés et mobilisables ;
  • la coopération publique-privée qui a fonctionné à plein et a permis de prendre les moyens où ils étaient ;
  • l’apaisement médiatique (dû à l’absence de fumée et entretenu par des communiqués factuels) qui a permis une gestion sereine du sinistre.

Article extrait du n° 591 de Face au Risque : « Analyser les risques » (avril 2023).

Gaëlle Carcaly – Journaliste

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