L’incendie du « Lyonnais »

4 mai 202128 min

Une forte concentration informatique doublée d’une absence d’exutoires et de recoupements… Autant d’éléments qui joueront en la défaveur de l’action des pompiers pour sauver le siège social du Crédit Lyonnais à Paris.

Cet article a été publié dans Face au Risque n° 326 d’octobre 1996.


C’est l’incendie des superlatifs

Son ampleur, sa violence, sa durée, sa complexité, sa localisation dans un prestigieux quartier de Paris, ajouté au passé récent de la banque, ont naturellement conduit à une forte médiatisation de ce violent sinistre. Le panache a traversé le ciel de la capitale pendant plus de douze heures ! Sans parler, comme cela a été écrit, de feu de la fin de ce siècle, on doit remonter aux années 1968/1972 pour en relever de comparables, et encore…

Le décor…

II faut, avant de décrire l’événement, planter le décor. Car c’en est un ! Halls monumentaux, colonnades de marbre, salons tendus de velours pourpre au mobilier précieux, escalier à double vis « façon Chambord », coupoles de vitraux, témoins de l’architecture début de siècle comme il en existe dans certains grands magasins. Et dessous, dans la profondeur des lieux, le temple feutré de la discrétion. Sur quatre sous-sols, la plus grande salle des coffres d’Europe avec ses 19 000 compartiments, allant de quelques dizaines de centimètres de côté à quatre mètres par trois !

L’ensemble dont certaines parties sont inscrites à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques (façades, escalier central, verrières et salle du Conseil), émane de crayons prestigieux : William Bouwens, membre de l’Institut, Victor Laloux, architecte de la gare d’Orsay, et Gustave Eiffel, connu de tous.

Chambord et le Crédit Lyonnais sont les deux seuls exemples d’escaliers doubles à vis.

Celui du Crédit Lyonnais dessert cinq étages et est coiffé d’une coupole culminant à 38 m. Composé de 140 marches, il comporte une petite subtilité qui en dit long sur l’état d’esprit de l’époque. Constitué de deux escaliers imbriqués, il voit celui réservé à la Direction pourvu de marches moins hautes que celui, plus raide, destiné au personnel. Par ailleurs, l’escalier Direction comporte, lui, une double balustrade de pierre. Ah mais !

Le plus grand bâtiment civil de la capitale

Commencés en 1876, les travaux dureront près de quarante ans. Car on a construit là le plus grand édifice civil parisien : vaste quadrilatère de 9 800 m2 de surface au sol, affichant 183 m dans sa plus grande longueur et culminant 3 38 mètres.

Ses sept étages en superstructure abritent essentiellement des bureaux. Ils sont traversés par deux halls d’espace libre, terminés par des coupoles double paroi et une cour rectangulaire centrale ouverte, de 1 000 m2 environ. Elle est comblée sur ses trois premiers niveaux par des bureaux. La salle des marchés, cœur du problème, est recouverte d’un jardin suspendu planté d’arbres.

Côté boulevard des Italiens, deux cours couvertes de verrière traversent la partie appelée « l’hôtel des Italiens ». Il abrite la direction. Les installations techniques nécessaires à l’exploitation de l’établissement sont situées dans les sous-sols et en toiture. Ils comprennent quatre groupes électrogènes et leurs 35 000 l de fuel, six centrales de climatisation, la cabine haute tension de 20 000 volts, les locaux télécom et de contrôle des installations informatiques, etc.

Fumées et chaleur entravent les investigations

Si les façades de pierre, finement sculptées, sont autoportantes côté boulevard des Italiens et rue du 4-Septembre, les façades latérales sont mixtes, pierre et ossature métallique. La majorité des planchers, dont certains sont constitués de dalles de verre épais, sont supportés par des poutrelles métalliques.

Quatre accès et cinq escaliers principaux desservent les niveaux, ajoutés d’un grand nombre d’ascenseurs et de monte-charges.

Les toits, de zinc et de plomb, sont particulièrement praticables par un réseau de passerelles qui permettent d’évoluer avec facilité sur tout l’édifice.

Sécurité incendie

Quinze agents de sécurité veillent sur le bâtiment en semaine et huit le week-end. Ils disposent d’un PC de sécurité informatise accessible par la rue de Choiseul.

2 800 détecteurs ioniques, optiques ou thermiques, répartis dans les locaux, y sont reliés, dont 93 dans le faux-plancher de la salle des marchés. Le local autocommutateur et le centre de traitement informatique au troisième sous-sol sont protégés par une installation aux halons. 79 RIA (robinets incendie armés), alimentés par réseau incendie surpressé, et des extincteurs sont répartis dans les étages. Une ligne directe relie le PC au centre de secours le plus proche.

Moyens anti-intrusion

Nous sommes au siège d’une grande banque et, sans être transformé en coffre-fort, le bâtiment est particulièrement protégé contre l’intrusion… Cela implique des vitrages particulièrement épais aux fenêtres et sur les verrières de toiture, des rideaux de fer au rez-de-chaussée, des zones accessibles par digicode, etc.

Aucun de ces éléments ne facilitera bien sur l’intervention des secours…

Le départ du feu

La première alerte retentit à 8h25. Elle provient d’un détecteur de la salle des marchés, local de 1 200 m2 d’un seul volume au premier étage.

Les deux agents qui s’y rendent aperçoivent « à hauteur d’homme, un écran qui grésille, avec un peu de flammes ». La fumée, noire, est déjà importante et s’étale au plafond. Un extincteur, puis deux RIA, sont mis en œuvre de part et d’autre de la salle mais la fumée se densifie. Et, sans équipement respiratoire, les deux agents battent en retraite…

L’arrivée des pompiers

Les pompiers sont alertés à 8h32 pour existence de fumée au premier étage.

Les deux engins-pompes et l’échelle pivotante ne mettront que quatre minutes pour se présenter côté rue de Choiseul, où se trouve le PC sécurité. Attendus et guidés jusqu’au premier étage, les pompiers tentent de progresser, dans des couloirs déjà bien enfumés, vers la salle des marchés. Si l’incendie est invisible, une chaleur croissante règne dans les locaux, laissant supposer la présence d’un important foyer…

A mesure que les reconnaissances sont effectuées, des petites lances sont établies en attente. Elles manœuvrent, au cours de leur progression, par intermittence sur des amoncellements de braises tombant ici et là.

La situation n’est pas saine

Le premier officier commandant les secours aperçoit au cours de sa reconnaissance, depuis la rue, des filets de fumée flottant au niveau du toit. Ils indiquent une diffusion des fumées et des gaz chauds, par un cheminement que l’on ignore, en divers points du bâtiment… A mesure de la présentation des renforts, le bâtiment est investi sur ses quatre faces, boulevard des Italiens, rue de Gramont, rue de Choiseul, rue du 4-Septembre. Partout, fumée épaisse et chaleur grandissante entravent les investigations dès le premier étage.

Une extrémité de la salle des marchés est facilement accessible. Ouvrant sur le hall de l’escalier d’honneur (coiffé à 38 mètres par une coupole sans exutoire), elle impose elle aussi un diagnostic sombre. Une épaisse fumée noire filtre en partie haute et son vitrage blindé, opacifié par le dépôt de suies, rayonne fortement. Deux petites lances serpentent bientôt sur le tapis pourpre qui recouvre l’escalier de marbre. Et, dans ce décor majestueux encore immaculé, accroupis, on attend et on observe. « Il est là, pas loin… »

Il faut créer des exutoires

La fumée qui flottait en toiture devient plus insistante. Une échelle pivotante est développée, avec une mission de reconnaissance des combles et de création d’exutoires. Mais les verrières sont blindées elles aussi.

Pour résumer à ce moment la situation, les secours se trouvent en présence d’un incendie localisé dans un vaste local de 1200 m2 environ d’un seul tenant, implanté au cœur du bâtiment. Il diffuse par les gaines et faux-plafonds des gaz chauds dans les cinq niveaux qui le surplombent. En façade, côté rue Gramont, sur une centaine de mètres, des baies laissent filtrer un léger brouillard brun jaunâtre, indiquant des faiblesses certaines de recoupement horizontal.

Les renforts arrivent

Des renforts sont demandés à 9h02, alors que deux petites lances sont en manœuvre et que deux autres sont en cours d’établissement.

La progression des équipes est particulièrement éprouvante au niveau du feu et dans les étages supérieurs. Les sommets des coupoles deviennent des réservoirs de gaz chauds et leur absence d’exutoires ne permet pas la création d’un tirage vertical susceptible d’éclaircir la situation. La chaleur, à mesure que les hommes approchent de la salle des marchés, à tâtons et à plat ventre, devient maintenant intenable et tout distille.

Des inflammations éparses de petits locaux sont observées à différents niveaux, tandis que d’autres échelles vont à la recherche d’exutoires en toiture.

Le feu se cache bien

Le feu maintient les sauveteurs à distance grâce à un épais bouclier de fumée et de chaleur et ne leur laisse que des tas de braises incandescentes à arroser ; mais il est mal. II ne peut éclater, le manque d’air et d’exutoires l’étouffe. Alors, il distille par tous les trous, tous les passages, tous les volumes qui s’offrent à la surpression qu’il entraîne.

Les pompiers évoluent dans un véritable labyrinthe. Les couloirs sont longs, les cheminements complexes. Des secteurs ne sont accessibles que par badges.

Inlassablement, rassemblés sur les paliers, ils s’engouffrent par les portes des sas entrebâillées pour plonger dans l’atmosphère aux volutes bouillonnantes de vapeur humide et chaude. Ils attrapent à tâtons le fin cordage, la « ligne de vie » qui leur permettra de progresser tant qu’il est humainement possible de le faire. Ressortis, cramoisis, avec une voix un instant étouffée par le masque, ils feront leur compte rendu à celui qui sera à son tour englouti dans cette purée brûlante.

Face à la généralisation du feu, les sapeurs-pompiers procèdent à une attaque massive par l’extérieur.

Se préparer au pire

Côté 4-Septembre, malgré la présence d’un imposant hall de 320 m2 coiffé d’une verrière culminant à 25 m, il faut s’équiper d’ARI pour entrer… au rez-de-chaussée ! L’immense volume est empli, lui aussi, de fumée sombre.

Des signes de dégradation de la situation sont observés dans chacun des quatre secteurs cernant le feu. II faut se préparer au pire, au moment où le feu, par l’élévation de température, parviendra à briser une paroi de sa prison pour humer le grand bol d’air qui lui donnera la force de se lancer à l’assaut des étages…

10 heures. Ce sont maintenant sept petites lances qui enserrent cet ennemi invisible, tapi dans la salle des marches dont l’enveloppe tient toujours. Dans les couloirs, les dalles de faux-plafond sont emmantelées pour éviter les accumulations de gaz chauds.

Les haches restent coincées dans les feuilles de verre

Dans la grande coupole de l’escalier d’honneur, les pompiers ont entrepris, au niveau du jardin et au-dessus, de pratiquer des exutoires en brisant les vitrages blindés. C’est difficile. Haches et masses restent coincées dans les feuilles de verre, mais ils parviennent à évacuer une partie des gaz chauds qui stagnaient là.

Un pompier et un agent de sécurité sont intoxiqués. Ils sont conduits au poste médical avancé qui vient d’être établi dans une brasserie du boulevard des Italiens.

Le nombre de communications permettant la libre-circulation des fumées et gaz chauds entre étages est innombrable. Les propagations ne sont pas contrôlées, la fumée et la chaleur croissante interdisant l’investigation de zones entières de l’édifice. L’échappement de fumées, à partir d’une baie de la rue de Choiseul, s’accélère. La fumée s’épaissit. Une percée est tentée dans la salle des marchés. Elle devra être interrompue tant les conditions sont extrêmes. Les deux porte-lances seront conduits au PMA.

Les baies vitrées explosent

L’incendie devient visible maintenant depuis le hall du 4-Septembre. Ses flammes roulent derrière les baies blindées qui tiennent encore, mais des rougeoiements indiquent qu’il s’étale latéralement dans les bureaux, dont il a brisé les parois vitrées. En quelques instants, la situation devient critique pour ceux qui, depuis trois heures, se battent dans les couloirs. Des courants contraires, des veines gazeuses surchauffées, des inflammations sporadiques balayent les longues coursives.

II est un peu plus de 11h30. La première baie vitrée explose sous la poussée des flammes rue de Gramont, là où la salle des marchés s’approche le plus de la façade. De hautes flammes s’en échappent rageusement et lèchent déjà le deuxième étage surchauffé.

Successivement, ce sont deux, trois, quatre, cinq, six baies de grande dimension qui s’embrasent tour à tour. Le même phénomène se produit côté cour. La dimension des fenêtres et la hauteur des locaux génèrent un brasier bien oxygéné. Les flammes sculptent les pierres de façade qui s’arrondissent aux angles des ouvertures. Une pluie de débris enflammés, de bipartis de fenêtres, de morceaux de velte éclate sur la chaussée qui, à son tour, fume.

Les grandes baies oxygènent bien le feu.
À noter sur la droite la difficulté à briser les vitrages blindés.

Les pompiers dans la tourmente

Les ordres fusent. Les tuyaux claquent au sol. Les échelles se dressent dans un cliquetis métallique. L’incendie, contenu depuis plus de trois heures, se libère et prend maintenant sa « vitesse de croisière ».

A plusieurs endroits, les sapeurs-pompiers sont en difficulté. Pris dans la tourmente de l’embrasement, s’échappant parfois de justesse, ils se retrouvent sur le trottoir, ébouriffés, le casque à la main, laissant parfois derrière eux leurs tuyaux brûlés. L’énorme panache de fumée que la convection propulse haut dans le ciel de Paris plonge, par instants, les rues avoisinantes dans la nuit. Dans chaque secteur, on compte les sauveteurs. Personne ne manque, mais le nombre de brûlés et d’intoxiqués grandit au PMA.

Vers 11h45, de nouveaux engins sont demandés et le dispositif de lutte est remodelé. Si la lutte se poursuit toujours à l’intérieure, à partir de points solides, de nombreuses lances, dont des lances à grande puissance, balayent les façades de la rue Gramont, embrasée sur près de 100 m : la façade du 4-Septembre et quelques baies de la rue de Choiseul. Bientôt, une vingtaine de lances de tous débits tentent d’enrayer le feu sur tous les fronts. Tentatives illusoires en regard des énormes volumes concernés. Les façades de certains immeubles en vis-à-vis commencent à fumer sous l’effet du rayonnement.

L’incendie gagne progressivement les étages supérieurs. Les niveaux, vidés de leurs frêles cloisons, deviennent d’immenses volumes bordés de baies ou le vent s’engouffre et pousse le feu. La façade de la rue du 4-Septembre, en extrémité, subit l’arrivée du feu en pleine violence. Après l’épaisse fumée, ce sont là aussi les flammes qui se succèdent aux fenêtres.

La dalle coiffant la salle des marchés s’effondre

Soudain, un grondement sourd emplit la rue : la dalle coiffant la salle des marchés et supportant le jardin de 1000 m2 s’est effondrée, emportant successivement une partie du premier étage, de l’entresol, du rez-de-chaussée, entamant le plafond du premier sous-sol de la salle des coffres. La poussée latérale engendrée par l’effondrement est considérable et spectaculaire. Les sapeurs-pompiers postés en périphérie en subissent les effets thermiques et mécaniques (surpression brûlante, projections de matériaux), tandis qu’un nouveau front de propagations s’ouvre du rez-de-chaussée au premier étage. Il faut à nouveau compter le personnel, s’assurer que personne n’a été emporté, réorganiser le dispositif, alors qu’une nouvelle vague de blessés parvient au PMA.

L’incendie, à partir du véritable cratère central qui s’est formé, donne maintenant toute sa puissance et se généralise progressivement. Le dispositif se renforce encore pour atteindre une trentaine de lances de tout calibre. Vingt-trois personnes, dont dix-neuf sapeurs-pompiers, brûlés, blessés ou intoxiqués, ont été traités au PMA ou conduits en milieu hospitalier.

La salle des marchés avant le sinistre. Elle était recouverte d’un jardin suspendu planté d’arbres.

Préserver l’Hôtel des Italiens

L’objectif est maintenant de préserver la prestigieuse partie avant, dénommée l’Hôtel des Italiens, traversée par deux atriums de 250 m² chacun, et occupant environ 1 800 m² au sol. Heureusement, l’escalier d’honneur reste praticable et la constitution d’une ligne d’arrêt pourra s’y appuyer. Si à 15h22, le dispositif est inchangé, on note cependant la difficulté de lutter contre de nombreux foyers ensevelis sous les effondrements.

Dans un ballet de Safrane auréolées de bleu et d’escortes motocyclistes, fendant la foule accourue en masse, le ministre de l’Intérieur, le préfet de police, les élus de la ville se présentent sur les lieux. Plus loin, un point presse permanent est organisé par les officiers « relations publiques » des sapeurs-pompiers.

La situation semble s’améliorer

Il faudra attendre 16h30 pour constater une notable amélioration sur tous les fronts. Seul le secteur Choiseul abrite encore de virulents foyers. La progression des sauveteurs est difficile dans cet édifice dont le centre a vu sa structure ébranlée par les effondrements. Si un dispositif extérieur puissant reste en manœuvre, le nombre de petites lances investissant les locaux s’accroît, pour passer à dix-huit.

Le bilan provisoire des blessés ou intoxiqués s’établit, à 16h50, à trente-deux.

Malgré les apparences, alors que la fumée s’éclaircit et s’incline, le monstre veille et, à deux reprises, va tenter d’investir les parties encore préservées au prix d’efforts considérables des pompiers. Vers 18h30, on signale un regain de violence du feu aux trois niveaux supérieurs du secteur rue de Choiseul, alors que vers 18h45, c’est du côté de la façade des Italiens qu’une poussée du feu s’opère. De nombreux foyers couvent dans les volumes invisibles du bâtiment et l’investigation des locaux, dont certains ont des portes blindées, est fastidieuse mais indispensable.

Maîtres du feu

Vers 20h (11h30 après l’alerte) le message « feu circonscrit » est passé alors que deux grosses lances et vingt-deux petites manœuvrent encore sur les foyers. Le bilan provisoire s’alourdit encore, trente-neuf pompiers et quatre civils ayant été intoxiqués ou blessés.

Alors que le bruit des ruissellements d’eau a remplacé le crépitement des flammes et que les projecteurs éclairent les décombres, les secours se déclarent maîtres du feu après minuit le lundi 6 mai. Puis ils annoncent son extinction deux heures et demie plus tard.

Le bilan définitif s’établit à 57 blessés ou intoxiqués, dont quatre civils.

Une origine indéterminée

L’origine du feu, soumise à enquête judiciaire, est encore tout-à-fait indéterminée. II faudra pour, peut-être, espérer quelques éclaircissements, que commence le déblaiement du « mille-feuilles » qui a résulté de l’effondrement de la dalle. Pour le mettre en œuvre il faudra d’abord étayer les façades des rues de Gramont et Choiseul et les deux ailes internes. Rendez-vous dans un an…

La salle des marchés, avec ses 1 200 m² et ses 4,20 m de dalle sans recoupements, représentait un risque certain pour l’ensemble de l’édifice. D’abord par le potentiel calorifique accumulé. 220 postes informatiques au départ, mais des accumulations d’écrans, d’unités centrales et d’imprimantes ajoutés, représentant un énorme pouvoir fumigène, baignant dans des masses de dossiers et de listings. Le tout posé sur des kilomètres de câbles, non moins fumigènes, dans ce faux-plancher régulièrement remanié pour ajouter ou modifier des alimentations électriques ou des raccordements informatiques.

Le faux-plafond est particulier. Son profil est en lignes brisées avec une amplitude atteignant 1,30 m. II n’abrite « que » le réseau de gaines de climatisation, propre à la salle et asservi à la détection (détecteurs de gaines), ainsi que le seul câblage électrique alimentant l’éclairage.

Ensuite, par sa constitution. Épousant sensiblement la forme rectangulaire de la cour intérieure, avec une extension vers la façade Gramont, la salle des marchés est coiffée d’un véritable couvercle étanche, exempt de tout exutoire, constitué d’une dalle de béton recouverte de 50 à 80 cm de terre du jardin paysager. Cet ensemble, admettant 1 400 kg au mètre carré, est supporté par des poutrelles métalliques accrochées aux façades intérieures de pierre.

Quatre à cinq ans pour reconstruire

Les parois latérales sont essentiellement vitrées. Composées de baies de verre blindé à leur extrémité ouvrant sur les halls des coupoles (deux fois huit millimètres avec film intercalaire), elles sont ailleurs composées de cloisons semi-vitrées, constituées de double vitrage de deux fois six millimètres. Un véritable autocuiseur !

Les réseaux de gaines divers et les volumes de faux-plafonds non recoupés constituent la seule échappée pour les fumées et les gaz chauds, la dalle étant dépourvue d’exutoires.

Ces immenses bâtiments, datant de la fin du siècle dernier, sont l’objet de modifications permanentes visant à permettre l’implantation d’équipements nouveaux, pour laquelle l’architecture initiale n’était pas prévue. Les volumes sont immenses, les plafonds hauts : on humanise en ramenant à des hauteurs plus confortables, en créant des volumes sous plafond qui, au passage, abriteront la ventilation et ses gros conduits de tôle, les câblages, etc. Les bureaux deviennent paysagers, les cloisons modulables, non établies de dalle à dalle, dont la particularité est de briser le jet des lances ! Monte-dossiers, climatisation, brassées de câbles, Eiffel et Laloux n’avaient pas prévu cela…

Intrusion et incendie vont ici encore une fois s’opposer

Nous sommes au siège d’une banque. Toutes les baies ouvrant sur rue sont anti-effractions. Le rez-de-chaussée est fermé de rideaux de fer. Même les verrières en toiture, si importantes pour la création d’exutoires, sont épaisses.

Restent les deux coupoles. Elles sont en fait réalisées de deux verrières superposées distantes de quelques mètres et ne seront que très partiellement brisées.

A l’intérieur, on se heurte là aussi à des portes parfois blindées qui ralentissent la progression des secours, sans gêner celle du feu.

Une lutte contre le sinistre en trois phases

Première phase. Elle peut être caractérisée comme un feu de sous-sol, bien qu’elle se situe deux niveaux au-dessus du rez-de-chaussée. Les pompiers n’y verront rien d’autre que de la fumée, la chaleur les empêchant de progresser. Les reconnaissances seront compliquées dans les étages à cause des cheminements complexes, des longs couloirs non recoupés, des exutoires très difficiles à pratiquer.

Toutefois, l’apparition de signes révélateurs d’une diffusion des gaz chauds en étages, donc d’une faiblesse générale du compartimentage de l’îlot, conduira les sapeurs-pompiers à masser des moyens susceptibles de faire face à un embrasement éventuel. Rassemblement d’échelles et établissement de lignes de gros tuyaux, actions visant à vider les volumes hauts des poches de gaz chauds qui les occupent.

Deuxième phase. Une baie vitrée de la salle des marchés cède. L’incendie prend sa pleine mesure et atteint les façades latérales. Les flammes s’échappent « enfin » à l’extérieur, ce qui, dans un autre incendie, pourrait conduire à assainir la situation. Mais la présence de la dalle contraint le feu a s’étaler latéralement et à gagner progressivement les étages par les façades ou les nombreux cheminements verticaux déjà décrits.

Certains immeubles bordant les rues latérales sont un instant menacés. L’attaque persiste par l’intérieur à partir des escaliers encore praticables, particulièrement côtés Choiseul et Italiens, de plain-pied et par les échelles à l’extérieur. L’incendie se généralise.

Troisième phase. Soumises à une forte chaleur depuis plus de trois heures, les poutrelles de la salle des marchés s’effondrent. Le feu « tombe » au rez-de-chaussée, soumettant les niveaux bas, encore préservés, à son contact direct. De nouveaux fronts s’ouvrent. Après une surpression latérale, le tirage s’inverse. Les flammes ne s’échappent plus par les façades, mais convergent vers la cour centrale devenue un véritable cratère.

Les trois-quarts de l’établissement sont parcourus par le feu. Une concentration renforcée des moyens permet de sauver l’îlot « Italiens » abritant sur 1 850 m² la direction. Les moyens de lutte engagés sont à leur niveau le plus haut. La véritable « guerre de position » conduite sur les franges du feu à chaque niveau, là où les propagations sont multiples, est coûteuse dans les rangs des sapeurs-pompiers fatigués. Cinquante-quatre d’entre eux seront blessés.

Les moyens en eau

L’approvisionnement des engins pompe ne posera pas de problèmes particuliers et le réseau de ville dispensera sans faille les 12 000 l/min nécessaires. L’extinction est obtenue après 18 heures et 28 minutes d’efforts. 104 officiers, 257 sous-officiers, 838 sapeurs auront participé à l’intervention.

Les dommages

Quatre à cinq années seront probablement nécessaires à la restauration de l’îlot sinistré. Le seul déblaiement des décombres, après consolidation des façades devrait prendre un an !

Si le groupe pilote est les AGF, par le biais des réassurances, de nombreuses compagnies sont impliquées dans le remboursement du sinistre, dont le coût, encore mal évalué pourrait dépasser largement celui du seul bâtiment déjà évalué à un milliard et demi de francs.

Poursuivre l’activité

La direction du Crédit Lyonnais peut-elle rester cinq ans sans siège ? En attendant, elle a dû faire face, alors même que l’incendie faisait rage, à un triple problème. Le dispatching des 2 500 employés occupant le siège, la continuité de l’activité de la salle des marchés, indispensable sur le plan international, et l’accueil des milliers de possesseurs de coffres.

Dès 9h30 le dimanche matin, le responsable sécurité joint les responsables composant la cellule de crise. Toutes les informations informatiques sont sauvegardées ailleurs, en banlieue. Un scénario « catastrophe » incluant attentat, prise d’otage ou incendie avait été, voici un an, élaboré. II prévoyait évidemment une indisponibilité de la salle des marchés, élément indispensable relié aux plateformes boursières du monde entier. Une salle presque à l’identique avait été montée, sur un site que même les futurs utilisateurs ne connaissaient pas ! En son absence, il aurait toutefois été possible de détourner l’activité à Londres, Bruxelles ou New-York.

Aucune interruption de l’activité, donc, pour les 240 personnes affectées à cette fonction.

La communication de crise

Dès 11 h, alors que les premières flammes pulvérisent les fenêtres, la direction de la communication organise un « point rencontre » mobile, boulevard des Italiens, à destination des clients inquiets et de la presse. II faut savoir que, depuis plus de deux heures, cette dernière diffuse des flashs infos relatant l’événement…

Dès le début d’après-midi, un service SVP répond aux questions par téléphone, grâce à un numéro spécial diffusé par les médias presse.

Spontanément, des membres du personnel viennent sur place se mettre à disposition. Un recensement rapide des locaux de la banque disponibles en région parisienne permet d’aborder le problème de la redistribution du personnel. Seules, 200 personnes seront en chômage technique durant quatre jours.

Au 2, rue des Italiens, face au feu, la direction installe sa cellule de crise dans des locaux lui appartenant. Alors que les locaux techniques établis au quatrième sous-sol sont protégés par des films plastiques, France Télécom, en liaison avec le service télécom de la banque, installe un dispositif mobile fournissant du 48 volts pour le rétablissement du réseau téléphonique. L’agence centrale et tous ses documents sont déplacés place de la Bourse.

La protection de l’immeuble sinistré et des coffres

L’immeuble aux façades béantes doit être protégé. Des inconnus ont été vus grimpant aux façades, la nuit. Des tentatives de pénétration ont été observées. En plus du dispositif policier qui subsiste, une douzaine de gardiens privés, des gardes avec chiens, sont repartis et filtrent les entrées. Ce n’est qu’après décision de l’architecte de la préfecture de police que les clients possédant des coffres sont autorisés, accompagnés et par petits groupes, à constater l’état de leurs biens.

Seule une partie du plancher du rez-de-chaussée, fléchie sur 30 m à l’aplomb de la salle des marchés, repose sur une centaine de coffres du premier sous-sol.

Ailleurs, c’est chaque jour le va-et-vient des clients fébriles venant constater l’état de leurs objets précieux. Un client, possédant un coffre de grande dimension, en aura extrait, entre 14 et 21 h, 400 tableaux de maître ! Un autre, des miniatures iraniennes uniques au monde. Plus loin, un musicien retire précautionneusement de son coffre le Stradivarius avec lequel il doit donner un concert, le lendemain. On dit même qu’un client stockait… des pâtes !

La descente dans les salles des coffres, établies sur quatre sous-sols, se fait par des escaliers monumentaux, comme on en trouve par exemple à l’Opéra Garnier. Après avoir évidemment franchi des portes blindées, on débouche dans les vastes salles aux couleurs pâles. Rien ici n’a changé depuis l’origine du bâtiment. Sur un carrelage de mosaïque, de longues rangées de coffres identiques, gris, sont alignées.

Ici, tout est possible, et l’on peut disposer de petits compartiments de 25 x 25 x 50 cm, comme de véritables pièces de 4 m x 3 m ! Celles-ci disposent d’une enveloppe à la porte de 10 à 12 cm d’épaisseur, un vide de deux à trois centimètres, avant d’aborder le coffre proprement dit… Dans d’autres secteurs, on privilégie la hauteur en offrant des volumes de plusieurs mètres de haut, mais étroits. 19 000 compartiments distincts en font la plus grande salle des coffres d’Europe.

Sans conteste, l’incendie des superlatifs

L’incendie du Crédit Lyonnais est, nous le disions en préambule, l’incendie des superlatifs. La conception et la majesté des lieux, l’état d’avancée du feu déjà constaté à l’arrivée des secours, les nombreux défauts de recoupements, la création de courants divers ont, pendant plusieurs heures, laisse une longueur d’avance au feu qui a pu évoluer sans contrainte. Les pompiers se sont battus une journée entière sans concession. Le nombre de blessés dans leurs rangs en témoigne.

René Dosne

René Dosne

Depuis janvier 1983, René Dosne écrit et illustre la rubrique Feux Instructifs dans Face au Risque. Collaborateur de nombreux magazines dédiés aux sapeurs-pompiers, il a créé et assuré la spécialité de dessinateur opérationnel au sein de la Brigade des Sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) où il était lieutenant-colonel (r). Dans sa carrière, il a couvert la plupart des grands feux, mais aussi explosions, accidents en France comme à l’étranger.

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