Prévention de la violence : “Le monde de l’entreprise et celui de la justice gagneraient à se connaître”

8 mars 20228 min
Violences au travail. Photo PCH.Vector/AdobeStock

Les entreprises privées fonctionnent, en matière de prise en compte de la violence, dans leur logique de code du travail en méconnaissant parfois le volet pénal. Les forces de l’ordre, elles, agissent le plus souvent dans leur partition pénale en ignorant les spécificités du droit du travail. C’est le constat que dresse Jean-Louis Sépulchre dans son mémoire sur la violence endogène, réalisé dans le cadre d’un Diplôme universitaire (DU) en psychocriminologie. Explications.

Aujourd’hui délégué du procureur de la République et consultant-conférencier en sûreté, Jean-Louis Sépulchre a travaillé plus de 30 ans en tant que directeur sécurité-sûreté puis ingénieur intervenant en prévention des risques professionnels (IPRP). Il a récemment validé un DU de psychocriminologie à la faculté de droit de Tours, après un stage de fin d’études à l’école de police de Saint-Cyr-sur-Loire dans une promotion d’élèves OPJ et après avoir rédigé son mémoire sur les violences endogènes en entreprise. Il nous explique pourquoi chacun gagnerait à dépasser le mur qui sépare le monde du code du travail de celui des procédures pénales.

Dans le cadre d’un DU en psychocriminologie, vous avez choisi de rédiger votre mémoire sur les violences endogènes dans l’entreprise. Pourquoi ?

Jean-Louis Sépulchre. Lorsque j’ai dû choisir ma thématique, au vu de mon expérience, je me suis demandé ce que la psychocriminologie pouvait apporter à la prévention et au traitement de la violence en entreprise.

En faisant des recherches, je me suis aperçu que les risques exogènes faisaient l’objet de nombreuses études, mais qu’aucun ouvrage ne semblait aborder de manière exhaustive le sujet de la violence endogène.

J’ai donc voulu développer ce sujet de la violence interne, pas seulement comme un préventeur, mais aussi avec une vision plus «justice».

J’ai ainsi compilé, dans mon mémoire, les différents types de violences psychologiques et physiques qui peuvent être rencontrées au sein de la communauté « entreprise », du harcèlement moral à l’homicide en passant par le harcèlement sexuel et les agissements sexistes, les violences physiques, les menaces et injures et la discrimination. Et j’ai utilisé la psychocriminologie pour les aborder sous trois angles :

  • celui de la criminologie donc l’étude de la transgression des lois et des référentiels dont celui du règlement intérieur ;
  • celui de la psychologie des agresseurs internes ;
  • celui de la prévention des infractions violentes.

En quoi la psychocriminologie peut-elle aider la prévention de la violence interne en entreprise ?

J.-L. S. Pour rappel, l’employeur a l’obligation d’assurer la sécurité de ses travailleurs et de protéger leur santé physique et mentale. Il peut voir sa responsabilité engagée lorsque l’un de ses salariés est victime sur le lieu de travail de violences physiques ou psychologiques, exercées par l’un ou l’autre de ses salariés. La psychocriminologie permet de remettre l’entreprise à sa place dans la société, pas comme une bulle parfaitement hermétique mais comme une entité ouverte aux outils, règles et modes de fonctionnement généraux pour améliorer la prévention, la qualité du plan de traitement et de la sanction.

Cette approche peut apporter au préventeur une vision transversale à travers ses deux piliers, à savoir :

  • le côté psychologique avec la création des conditions d’un bien-être et d’une qualité de vie dans l’entreprise, la compréhension des types de passage à l’acte, la détection précoce des signaux faibles du mal-être et la prise en compte psychologique dans l’aide à la victime et l’enquête interne ;
  • le côté criminologie, avec la mise en place d’un cadre « réglementaire de droit privé » au travers d’un règlement intérieur étayé et inspiré des terminologies et de la structure du droit pénal. L’entreprise doit aussi détecter les passages à l’acte et intervenir ou faire intervenir les forces de l’ordre avec lesquelles elle doit développer une synergie.

“Le règlement intérieur constitue un acte réglementaire de droit privé. Il s’impose à tous salariés présents sur le lieu de travail (dont les entreprises extérieures), sans que leur consentement soit requis.”

Le règlement intérieur est donc un outil primordial ?

J.-L. S. Exactement. C’est la prolongation de la loi. Sur le plan juridique, le règlement intérieur, obligatoire pour les entreprises de plus de 49 salariés, constitue selon la jurisprudence un acte réglementaire de droit privé. Il s’impose à tous salariés présents sur le lieu de travail (dont les entreprises extérieures), sans que leur consentement individuel soit requis.

L’absence de mise en œuvre du règlement intérieur est sanctionnée. À défaut de disposer de ce document, l’employeur ne pourra envisager aucune sanction disciplinaire en cas d’infraction aux règles d’interdictions et d’obligations internes. On pourrait penser que la plupart des chargés de sûreté connaissent bien et utilisent leur règlement intérieur. En fait c’est l’inverse.

Beaucoup ne l’ont pas lu, c’est un « outil RH ». C’est comme si les fonctionnaires de police et de justice avaient fini par oublier qu’il y a un code pénal.

D’autres outils ou modes de fonctionnement pénal pourraient-ils
aider le préventeur ?

J.-L. S. En entreprise, on utilise beaucoup le terme d’«insulte». Beaucoup ignorent en fait que c’est l’«injure» qui est punie par la loi. Une injure est une parole, un écrit, une expression quelconque de la pensée adressés à une personne dans l’intention de la blesser ou de l’offenser. Elle est punie par une amende de 12000 €. En cas d’injure raciste, sexiste, homophobe ou handiphobe, la peine encourue est de 1 an d’emprisonnement et de 45000 € d’amende.

Quand un préventeur ou responsable sûreté organise des formations à la prévention de la violence, il devient pertinent de faire comprendre aux salariés que ce ne sont pas des insultes qu’ils reçoivent mais des injures. Cela aide les gens à accepter le statut de victime et à ne pas admettre l’injure, puisqu’elle est une infraction pénale.

Un autre exemple est l’application de l’article 73 du code de procédure pénale (CPP) en entreprise. En cas de violences au travail, l’employeur devra faire valoir ses droits et ses préjudices en déposant plainte contre l’agresseur. Mais en cas d’urgence, notamment en cas de volonté de fuite de l’auteur présumé, l’employeur pourra mettre en œuvre l’article 73 du code de procédure pénale qui dispose que :

« Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche. »

Sous réserve que l’agression soit punie d’une peine de prison, « toute personne », dont l’employeur ou son représentant, pourra donc « appréhender » la personne en usant si besoin de coercition dans l’attente de l’arrivée des forces de l’ordre.

Dernier exemple, l’audition cognitive. Il s’agit d’une méthode systémique d’entrevue ayant pour but d’augmenter la quantité d’informations obtenues sans compromettre le taux d’exactitude. Elle est fondée sur des principes issus de la théorie de la mémoire et de la communication ainsi que sur des analyses d’entrevues menées par des corps policiers. On pourrait imaginer que les services internes de sécurité y soient formés et l’utilisent pour l’enquête interne en cas de violences dans l’entreprise par exemple.

“À l’heure de la coproduction et du continuum de sécurité, l’interface sécurité publique/privée est nécessaire.”

Vous regrettez, dans votre mémoire, que le monde de l’entreprise et celui de la police/justice semblent fonctionner en se méconnaissant. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J.-L. S. Lors de mon stage en école de police, au sein d’une promotion de futurs officiers de police judiciaire (OPJ), j’ai eu beaucoup de mal à faire comprendre le rôle d’un préventeur sûreté en entreprise. Pour beaucoup, la sûreté en entreprise, c’est le gardiennage. Peu de personnes imaginent que les entreprises privées puissent elles-mêmes organiser des droits d’appréhension dans le cadre de l’article 73 du CPP, par exemple. Le monde de l’entreprise pourrait s’inspirer des pratiques policières et judiciaires, on l’a vu.

Dans l’autre sens, la police ou la justice, quand elle intervient dans une entreprise, a une méconnaissance de ce monde-là. Le service public gagnerait à comprendre comment fonctionne l’entreprise.

À l’heure de la coproduction et du continuum de sécurité, l’interface sécurité publique/privée est nécessaire. Tous les chargés de sûreté ont des contacts avec l’extérieur. Mais cela ne suffit pas. Il s’agit de réellement connaître la façon dont chacun fonctionne. Cela pourrait se mettre en œuvre par la formation initiale et la formation continue dans le monde de l’entreprise. Dans l’autre sens, c’est peut-être aux préventeurs de proposer leur intervention en école de police.


Article extrait du n° 578 de Face au Risque : « L’univers des risques en 2021-2022» (décembre 2021-janvier 2022).

Gaëlle Carcaly
Journaliste

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