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Capitaliser les expériences
Considéré comme un élément de progrès et un outil de la maîtrise des risques, le retour d’expérience (rex) consiste à s’enrichir des expériences passées pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, exploiter les succès et ne pas réinventer de bonnes solutions déjà appliquées.
Dans les entreprises, il se heurte pourtant souvent à des frontières qui ne sont pas pertinentes et qui l’empêchent d’être efficace.
Panne, accident, anomalie, catastrophe
Très souvent, le point d’entrée du retour d’expérience est un élément négatif. En identifiant et en éliminant ce qui ne convient pas, on espère améliorer le système. On oublie parfois que la reproduction de ce qui, au contraire, fonctionne bien pourrait être autant, voire plus, bénéfique.
« Depuis quelques années, sous la pression des gestionnaires, on remarque une universalisation des méthodes d’analyse, explique Franck Guarnieri, directeur de recherche et directeur du Centre de recherche sur les risques et les crises (CRC) de Mines ParisTech. Par exemple, quand on dit retour d’expérience, on pense arbre des causes. Très rapidement, on veut pointer une responsabilité. On veut faire rentrer ce qui s’est passé dans une case. On se retrouve alors souvent avec un événement déjà analysé, qui n’aurait pas dû se reproduire mais qui s’est reproduit, et sur lequel on réapplique le même dispositif d’enquête et colle des étiquettes déjà existantes. »
Pour sortir de ce cercle, il faut réfléchir autrement.
Analyser le bien travailler
On ne peut pas ne pas enquêter dès qu’il y a une anomalie, un accident, poursuit Franck Guarnieri. Le retour d’expérience après accident est socialement utile dans le sens où, dès lors qu’il s’est passé quelque chose, on a besoin de comprendre et de chercher des responsabilités. Mais on aurait sûrement beaucoup à apprendre d’autres situations.
« 99,9 % du rex est du rex négatif.
Le rex positif est étrangement invisible alors que c’est un modèle de sécurité.
Il faut aussi rendre compte du bien faire et du bien travailler. »
« Analyser un accident sert une idéologie et répond à une demande sociale complètement légitime. Face à ça, on ne peut rien faire d’autre que d’apporter les garanties que ça ne se reproduira pas, remarque-t-il. On a appris avec le temps où les hommes et les organisations étaient faillibles. On sait où regarder et il faut continuer à le faire. Mais 99,9 % du rex est du rex négatif. Le rex positif est étrangement invisible alors que c’est un modèle de sécurité. Il faut aussi rendre compte du bien faire et du bien travailler. »
D’après lui, les rattrapages de situations qui auraient pu se dégrader davantage font également partie de ce retour d’expérience positif. Dans une activité, quelle qu’elle soit, on ne fait jamais tout bien… On rattrape, on rectifie, on évite, on améliore grâce aux connaissances, à l’expérience.
« Ce qui est intéressant avec les écarts et les anomalies, c’est l’étude des pratiques de récupération, souligne-t-il. Le fait qu’un opérateur se corrige dès lors qu’il reconnaît qu’il s’écarte fait aussi sécurité. Or, ces récupérations ne sont pas répertoriées. »
Dépasser les aspects techniques
Dans la plupart des secteurs d’activité, les facteurs techniques constituent la base des retours d’expérience. Facilement remontés, ils aboutissent à des changements de matériels, de procédures, dont les effets sont facilement mesurables. Ils sont cependant insuffisants pour comprendre l’ensemble des aspects impliqués dans la sécurité.
Christian Morel, sociologue et ancien DRH chez Renault, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les décisions absurdes, dans lesquels il décrypte comment se fabriquent les erreurs absurdes et quelles sont les pratiques pour les éviter et les corriger. Pour lui, le retour d’expérience est un pilier incontournable de la fiabilité. Cependant pour être efficace, il ne doit pas se limiter aux éléments techniques mais prendre en compte la dimension humaine. Notamment les aspects sociologiques et psychologiques des processus de décision et leurs dysfonctionnements possibles.
« Il faut un questionnement approfondi, qui n’est pas forcément facile, et qui rend compte du niveau de synergie entre chefs et subordonnés au moment de l’accident, de l’état de fatigue des uns et des autres, du stress, de la façon dont les échanges ont été compris, des erreurs de raisonnement… », illustre ainsi Christian Morel.
La place du récit
Pour intégrer cette dimension humaine, le retour d’expérience doit s’intéresser à ce que les personnes ont à dire.
« Aujourd’hui, le retour d’expérience, tel qu’il est pratiqué pour les petits événements, est surtout fait via des fiches à remplir, des checklists, une réunion qui doit être rapidement terminée…, déplore Franck Guarnieri. Au Centre de recherche sur les risques et les crises, nous essayons, depuis quelques années, de donner de la place au récit. »
Le CRC s’est ainsi intéressé à la catastrophe nucléaire de Fukushima, pour laquelle les rapports d’enquête ne rendent pas compte des milliers d’heures d’audition.
« Quand on nous explique que la catastrophe se réduit à un séisme exceptionnel, une digue trop petite et des problèmes de communication et d’organisation entre le gouvernement, l’autorité de contrôle et l’exploitant, on n’apprend pas grand chose, illustre-t-il. Par contre, quand on travaille sur les récits, quand on prend le temps d’écouter les gens, on comprend comment le pouvoir s’est déplacé à l’intérieur de la cellule de crise gouvernementale, ou encore le jeu politique entre la centrale et le gouvernement et que le leader japonais à ce moment-là, c’était le directeur de la centrale. »
On n’apprend pas uniquement des événements, on apprend aussi de l’expérience des personnes.
« On s’éviterait bien des problèmes si on prenait juste le temps d’échanger les uns avec les autres, sans pour autant se retrouver dans de grandes messes intellectualisées avec des tables rondes, des noms de codes et des sujets définis à l’avance », conclut-il ainsi.
Culture de l’entreprise
S’intéresser au bien travailler, à la dimension humaine et aux récits demande du temps, des ressources et l’engagement des responsables de l’organisation.
Au cours de 35 années passées dans de grandes entreprises, Christian Morel a pu constater le manque de retour d’expérience efficace dans les entreprises, ce qui traduit selon lui des lacunes du management.
« Le retour d’expérience doit être au cœur de la culture d’entreprise et non être une action qui s’effectue spontanément au fil de l’eau. Par exemple dans l’aviation, son principe est inscrit dans tous les textes fondamentaux de la profession. Les pilotes parlent de retour d’expérience comme les managers parlent de budget ou d’image de marque, explique-t-il. Les débriefings, courants par exemple dans l’armée et l’aéronautique, le sont beaucoup moins dans les entreprises. »
Christian Morel souligne par ailleurs l’importance de la non-punition des erreurs pour favoriser la remontée des informations sur les causes profondes, et la nécessité de sélectionner des retours d’expérience pertinents. Des centaines de retours d’expérience qui dormiraient sur des disques durs sans qu’on sache comment les exploiter ne servent à rien.
« Il faut choisir des cas exemplaires dont la valeur pédagogique est élevée et en faire des outils de formation et d’information, ajoute Christian Morel. Une organisation fiable n’est pas une organisation qui ne commet pas d’erreurs. C’est une organisation qui sait exploiter ses erreurs pour ne pas les reproduire. » La pédagogie est alors primordiale pour ne pas oublier rapidement les leçons tirées.
Les entreprises répètent les mêmes erreurs
Car si, après une catastrophe majeure, les entreprises tirent des leçons et renforcent la sécurité, avec le temps, elles oublient. Et ont donc tendance à répéter les mêmes erreurs, comme l’illustre l’analyse des accidents des navettes spatiales américaines Challenger, en 1986, puis Columbia en 2003. Dans les deux cas, une mauvaise organisation des processus de décision a conduit à l’accident, alors qu’entre les deux catastrophes, des mesures correctives avaient été mises en place.
Partant de ce constat, des professeurs d’universités américaines ont mené une étude sur le retour d’expérience, publiée dans la revue Organization Science à l’automne 2015, puis reprise dans la Harvard Business Review en février 2016. Ils ont examiné 146 entreprises pharmaceutiques… Dont 48 ont connu, entre 1997 et 2004, un incident grave (rappel de médicament, interdiction de mise sur le marché de la FDA, ajout d’effets secondaires…). L’étude montre qu’après l’incident, les entreprises réduisent l’innovation (diminution des demandes de brevet) et augmentent la sécurité (augmentation des essais cliniques, du nombre de personnes testées, des publications scientifiques…).
Cependant, avec le temps, cette précaution disparaît. L’innovation reprend le dessus.
Se souvenir de notre propension à oublier
Interviewé en 2016 par Face au Risque, Francisco Polidoro, professeur de la McCombs School de l’université du Texas et l’un des auteurs de l’étude, nous avait expliqué que « les organisations alternent des cycles d’apprentissage et des cycles d’oubli. Les périodes d’oubli pouvant avoir de tragiques conséquences. La phase d’apprentissage commence le plus souvent après une catastrophe majeure. Les sinistres graves poussent les entreprises à renforcer leur sécurité, les éloignant d’autres priorités comme l’efficacité ou l’innovation. »
Avec le temps, les leçons apprises sont oubliées ou mises au second plan, pour laisser d’autres priorités prendre le dessus. Deux types de facteurs expliquent, selon lui, que les entreprises alternent entre apprentissage et oubli :
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les facteurs internes, comme le turnover, un changement de direction, une réorganisation ou le sentiment d’être en sécurité, qui vont faciliter l’oubli ;
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les facteurs externes, comme les groupes de lobby, les agences gouvernementales, la presse… qui cherchent des responsables après une grave erreur et qui s’amenuisent avec le temps.
S’il est, selon lui, difficile pour une entreprise de maintenir un niveau de sécurité élevé, ce n’est pas impossible. « Une période sans incident grave ne doit pas être une excuse pour diminuer la vigilance. Être conscient de notre tendance à oublier doit nous permettre de maintenir nos efforts sur la sécurité. »
Cet article est extrait du numéro 552 de Face au Risque, daté de mai 2019. Il s’agit du dernier numéro en date.
Gaëlle Carcaly
Journaliste
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