Les relèves de postes, rituel crucial et négligé de la sécurité industrielle

3 juin 20258 min

Des accidents industriels majeurs, comme celui de la plateforme pétrolière Piper Alpha ou du dépôt de carburant de Buncefield, ont souligné le rôle essentiel des relèves de postes dans la sécurité industrielle. Pourtant, celles-ci restent souvent traitées comme de simples échanges informels, desservis par des outils inadaptés à la complexité de la transmission de l’information.

Le plan d'intervention : quand l'établir ?

Les pires accidents proviennent souvent des négligences et erreurs les plus banales. C’est une leçon régulière des catastrophes industrielles passées, comme celle de la plateforme offshore Piper Alpha, étudiée aujourd’hui par des légions d’élèves ingénieurs et de spécialistes de la sécurité des procédés.

La relève de poste au cœur de la catastrophe de Piper Alpha

Le 6 juillet 1988, un ingénieur en fin de poste trouve le chef de quart occupé. Il renonce à l’informer qu’une opération de maintenance sur un compresseur est toujours en cours et que la machine ne doit être utilisée sous aucun prétexte. Au lieu de cela, il laisse une simple note sur papier dans la salle de contrôle.

Quelques heures plus tard, un second compresseur tombe en panne, menaçant de priver la plateforme d’électricité et d’engendrer des pertes financières significatives. L’équipe cherche s’il existe des consignes concernant l’utilisation de la première machine, mais ne trouve pas la note. Elle redémarre le compresseur privé de sa soupape de sécurité, causant une fuite de gaz. C’est le point de départ d’une réaction en chaîne qui causera la pire catastrophe pétrolière offshore de l’histoire, faisant 167 morts.

Une histoire qui se répète

Deux décennies après Piper Alpha, en 2005, la catastrophe du dépôt de carburant de Buncefield comptera parmi ses causes les mésententes lors des relèves de quart successives, amenant les équipes à se méprendre sur quel pipeline et quel réservoir requéraient leur attention. La fatigue des équipes et l’usage peu formalisé des journaux de quart contribuèrent à ces malentendus.

Neuf ans plus tard, en 2014, une fuite de gaz toxique survenue au site DuPont à La Porte au Texas (États-Unis), fait quatre morts parmi l’équipe de nuit. En cause encore la relève de poste, avec des consignes transmises exclusivement à l’oral concernant un bouchon d’hydrate, privant plusieurs opérateurs d’informations essentielles pour comprendre la situation, notamment la présence de méthanethiol hautement toxique.

De nombreux incidents et accidents liés aux relèves de postes défaillantes

Les leçons du passé et l’adoption des technologies numériques auraient dû mettre fin aux feuilles volantes et aux communications purement orales lorsqu’il s’agit d’informations essentielles. Ce n’est cependant pas le cas. Au cours des vingt dernières années, on recense ainsi six accidents industriels majeurs attribués à des pratiques de relèves de postes défaillantes.

Au-delà des accidents majeurs, les rapports d’investigation des autorités de sûreté à travers le monde montrent la régularité d’incidents aux conséquences moindres. Dans la décennie écoulée, l’autorité océanique norvégienne, qui contrôle les installations offshores du pays, a par exemple publié quatre rapports d’investigation sur des incidents où les pratiques de relève étaient en cause, avec des conséquences allant des fuites toxiques à la mise en danger de la vie des personnels.

Cinq bonnes pratiques pour les relèves de postes

Ce constat rappelle que les relèves de postes ont un rôle essentiel dans la sécurité des installations, et une complexité souvent sous-estimée.

Une relève efficace doit associer l’oral et l’écrit en tenant compte des forces et faiblesses de chacun : les consignes orales facilitent les échanges immédiats, mais peuvent être oubliées, mal comprises ou mal retransmises. Les journaux écrits, de leur côté, assurent la traçabilité de l’information mais ne se prêtent pas à l’échange ou à la clarification.

C’est la raison pour laquelle l’autorité britannique de sécurité au travail (HSE) recommande cinq bonnes pratiques pour les relèves de postes. Celles-ci doivent être :

  1. réalisées en face à face, chaque fois que possible ;
  2. bilatérales, avec une responsabilité partagée entre le personnel sortant et entrant ;
  3. menées à la fois oralement et par écrit ;
  4. adaptées aux besoins concrets en information de l’équipe entrante ;
  5. dotées du temps et des ressources nécessaires à leur bon déroulement.

Ce dernier point est central : la qualité d’une relève dépend en grande partie de l’état d’esprit et de l’implication de l’équipe sortante. Or, après huit ou douze heures de travail, la fatigue et l’envie de rentrer chez soi peuvent entraîner une communication bâclée ou incomplète — surtout si l’entreprise ne prévoit pas de temps dédié aux relèves structurées ou n’encourage pas activement leur bon déroulement. Il est également important que ce temps soit protégé des interruptions.

Une numérisation pas toujours source de solutions

Les supports écrits, comme les journaux de passation de poste, ont également un rôle crucial à jouer – à condition d’être adaptés à la complexité de la tâche. Souvent, les journaux papier ont laissé place à des supports numériques en texte libre. C’est par exemple le cas lorsque les relèves s’appuient sur des feuilles Excel, des applications de bloc-notes, des documents Word, des emails, des messages instantanés, ou tout autre outil non structuré et non spécialisé.

S’ils sont numériques par nature, ces outils tendent à perpétuer les problématiques de l’oralité ou des notes papier : une information peu standardisée, déconnectée des autres outils de l’entreprise et difficile à retrouver, indexer ou filtrer. Ils peinent en outre à assurer une information détaillée sur les situations anormales où la vigilance est requise.

L’importance des journaux de relève de poste

L’usage d’outils adaptés est donc essentiel, avec plusieurs critères déterminants. En premier lieu, la capacité à structurer l’information : un bon outil de passation d’information ne doit pas se limiter à une série de champs libres, mais offrir un formatage cohérent, une saisie guidée des informations et une hiérarchisation claire des points à traiter.

Cette structuration permet de mettre en place des flux de travail efficaces — par exemple, déclencher des alertes en fonction de la gravité ou de l’urgence des problèmes signalés — et de garantir un accès rapide, filtrable et consultable aux données précédemment enregistrées. L’objectif est de permettre aux opérateurs, superviseurs et managers de consulter les événements clés, les alarmes ou les données pertinentes au moment de la relève, afin d’identifier ce qui sort de la routine et de concentrer leur attention là où c’est nécessaire.

Ensuite, ces outils ne doivent pas se limiter à un canal de communication entre équipes sortante et entrante. Leur efficacité repose aussi sur l’intégration avec les autres systèmes industriels utilisés sur site, comme les historiens de données, les systèmes de gestion de maintenance ou encore les systèmes de contrôle/commande. L’intégration avec les indicateurs du système d’alarme dans la relève permet également à l’équipe entrante d’être pleinement informée des alarmes actives, des tendances et de l’état global du procédé.

Le facteur humain

Enfin, comme pour toute démarche de gestion du changement, l’amélioration des relèves d’équipe repose avant tout sur des facteurs humains et des leviers d’engagement. Deux éléments méritent une attention particulière.

Le premier est la facilité d’utilisation des outils, notamment pour les opérateurs moins à l’aise avec le numérique. Si le système de relève est perçu comme complexe ou peu intuitif, les équipes auront tendance à privilégier l’oral ou des solutions parallèles. La possibilité d’un usage en mobilité doit également être un point d’attention pour éviter les trajets inutiles ou la tentation de s’en remettre à sa mémoire.

Le second point clé concerne les motivations et incitations en place. Lors de l’accident de DuPont à La Porte, par exemple, le Chemical Safety Board (CSB) note que certaines primes étaient liées à la baisse du nombre d’incidents enregistrés — un mécanisme qui incitait directement le personnel à minimiser ou à ne pas signaler certains problèmes. Un système numérique bien conçu peut favoriser la responsabilité, mais il faut également une culture du retour d’expérience où les équipes sont encouragées à signaler les problèmes de façon transparente.

Les entreprises qui parviennent à créer ce cadre peuvent gagner sur plusieurs plans. Le premier est bien sûr la sécurité, mais ce n’est pas le seul : les journaux de bord et rapports de relève contiennent en effet une mine d’informations opérationnelles souvent absente des autres canaux. Disposer de cette information de façon large et analysable peut aussi permettre d’optimiser les processus et d’améliorer la performance de l’installation tout entière.

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Kyle Pearce, consultant Hexagon

Kyle Pearce

Consultant sectoriel senior, division Asset Lifecycle Intelligence d’Hexagon

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