Vol AF447 Rio-Paris : un parallèle de gestion de crise avec l’entreprise

1 janvier 201312 min

Qu’il s’agisse de redresser un aéronef en vol, de gérer un incident industriel ou de faire face à une catastrophe naturelle, les ressorts de la gestion de crise sont partout les mêmes. Dans l’urgence, les individus doivent comprendre l’événement, sélectionner et appliquer la bonne solution. Et ne pas se tromper. L’expérience montre, qu’à chaque étape de la gestion de crise, des erreurs peuvent être commises. Le rapport final du BEA décortiquant le crash du vol Rio-Paris est, à ce titre, riche d’enseignements.

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Le dimanche 31 mai 2009, l’Airbus A330-203 de la compagnie Air France décolle de Rio de Janeiro (Brésil) à 22 h 29. À 2 h 10 du matin, l’appareil est en vitesse de croisière au-dessus de l’Atlantique. Le vol se déroule normalement. Quatre minutes plus tard, l’avion disparaît des écrans radar. Il s’est abîmé en mer. Quelques minutes avant, l’atmosphère dans le cockpit est calme, la situation « normale ». L’équipage est composé de trois hommes expérimentés. Toutefois, aucun n’a connu d’incident majeur jusqu’alors. Pour un pilote comme pour un manager, la probabilité d’avoir à effectuer une gestion de crise importante est faible (fort heureusement). Hormis lors de simulations, les personnels ont une expérience très limitée de ces situations.

Par ailleurs, on peut aussi supposer qu’après des milliers d’heures de vol, ou des années dans le même métier, une certaine monotonie, due à la répétition des tâches, s’installe. Le degré d’attention requis « en situation de croisière » tend à s’abaisser au fur à mesure du temps écoulé. « L’avion est sous pilote automatique au voisinage de la zone de convergence intertropicale (ZCIT) ». « Les équipages assurent […] une surveillance confiante de la trajectoire et des automatismes du fait de leur niveau de performance et de fiabilité ».

Décrypter les signaux faibles de la crise

Au cours de ses conversations, l’équipage évoque les risques de turbulences et de givrage au passage de la zone et suggère des prises de décisions telles que l’évitement ou le changement du niveau de vol, mais il n’y a pas in fine de décision. Cette constatation appelle deux remarques : « On ne connaît pas les images de la situation météorologique dont disposait l’équipage. Toutefois, on peut raisonnablement déduire que l’équipage était confronté à des informations appelant effectivement, pour le moins, une surveillance active et des ajustements tactiques de la navigation pour contourner les foyers orageux. »

Il semble que le commandant ait sous-estimé les signaux faibles de la crise jugés non significatifs, et qu’il ait choisi d’adopter une posture d’attente. Une des étapes cruciales de la gestion de crise se situe lors de la « qualification » initiale de l’événement, c’est-à-dire lors de son évaluation factuelle en termes de gravité et d’urgence. Si la situation se présente d’emblée comme très dégradée, il est plus aisé de déclencher le dispositif au complet que dans une situation ne présentant que des risques évalués comme mineurs ou potentiels.

Lors d’exercices réalisés en entreprise, nous avons souvent remarqué que les conversations ne donnent pas nécessairement lieu à une prise de décision. Dans environ la moitié des cas, elles aboutissent à des digressions et au final au non traitement des informations recueillies.

Le “tuilage” ou prise de relais

Alors que la zone approche, le commandant quitte le cockpit pour se reposer. Lors de son départ, un briefing est organisé en cabine et « si l’objectif d’une transmission correcte des informations au pilote de renfort est atteint, il n’a pas désigné explicitement son suppléant, ni laissé de consignes particulières ».

Cette remarque rappelle l’importance de la désignation de personnels en réserve, en cas d’absence des dirigeants. Et au-delà, l’importance de la définition des périmètres de compétences, l’édiction de règles de conduite, de communication et de coordination. Il est également important de rappeler la notion de « tuilage » des équipes, c’est- à-dire l’organisation de la prise de relais entre les « sortants » et les « entrants ».

C’est alors que le commandant est absent qu’apparaît, après plus de 3 h 30 de vol, « une anomalie » : le pilote automatique se déconnecte car les paramètres ne sont plus en adéquation les uns avec les autres. Immédiatement, le pilote reprend les commandes en mode manuel. La cause, la perte des indicateurs de vitesse, n’est pas immédiatement établie. Sous le coup de la surprise et en l’absence de diagnostic, le pilote « applique très rapidement des actions brusques et excessives. Par leur amplitude, elles sont inadaptées et ne correspondent pas au pilotage attendu d’une phase de vol à haute altitude ». Face à l’incompréhension de la situation et en l’absence de diagnostic, les copilotes fondent leurs raisonnements sur leurs seules perceptions.

Gestion de crise : savoir gérer les informations

Le déclenchement d’une série d’alarmes sonores et visuelles entravent leurs réflexions.

« L’alarme C-Chord [écart d’altitude] a saturé l’environnement sonore du poste de pilotage. Elle n’a pas été annulée par l’équipage. Cette ambiance sonore a certainement contribué à altérer la réponse de l’équipage à la situation ». Cette alarme est venue « en complément des alarmes de décrochages ».

De plus, au même moment le voyant du tableau de bord « Master Warning » s’allume et se met à clignoter. Il n’apporte aucune compréhension à la situation parce qu’il peut être associé à de nombreuses situations d’urgence.

Enfin, les indications fournies par l’ordinateur de bord déroulent une liste de messages successifs comme autant de dysfonctionnements potentiels qui ajoutent encore à la confusion.

Les copilotes reçoivent beaucoup d’informations parcellaires et doivent les traiter afin qu’elles fassent « sens ». Cette recherche entraîne nécessairement une diminution de l’attention sur la correction de l’assiette de l’avion. De facto, il en est du pilotage comme de la gestion de crise : il convient de recevoir, de hiérarchiser, de traiter et d’ordonner une multitude d’informations afin d’adopter le pilotage (de crise) le plus adéquat. Ces actions ne sont pas neutres, elles requièrent des capacités de concentration afin de bâtir les futurs plans d’actions, le tout sous contrainte de temps.

L’environnement doit être calme. À titre d’exemple, il est indispensable, dans une cellule de crise, de mettre en place des procédures de filtrage téléphoniques vers le secrétaire.

Contrairement aux équipages d’avions composés de 2 ou 3 personnes, les cellules de crise accueillent généralement entre 5 et 10 membres. Cette « facilité » permet de constituer plusieurs sous-groupes travaillant simultanément sur différentes problématiques afin d’éviter la « saturation des ressources mentales ».

Par ailleurs, alors que les copilotes constatent que les vitesses affichées ne sont pas correctes, que l’alarme de décrochage se déclenche pour la seconde fois (et cette fois-ci de façon durable), ils ne diagnostiquent pas le décrochage.

Le bien fondé des procédures

« L’identification de la perte des informations de vitesse aurait pu conduire l’équipage à appliquer la manœuvre d’urgence “IAS douteuse” ». Cette procédure est censée être utilisée quand « la conduite de vol [est] affectée dangereusement, condition pouvant être assimilée à un danger de collision avec le sol ou le relief ».

Or, tel n’est pas le cas ici puisque l’avion est à son altitude de croisière. De ce fait, les copilotes n’ont pas fait le lien avec la situation rencontrée. Dès lors, on peut s’interroger sur le bien fondé des procédures en situation d’urgence et de souligner leurs limites.

La procédure est un guide conçu pour être suivi « à la lettre » dans une situation particulière (champ d’application). Or, cette notion même limite son utilisation. Malgré le constat de perte des indicateurs de vitesse, malgré la connaissance de la procédure, les copilotes n’y ont pas fait appel parce qu’elle ne semblait pas correspondre à leur situation.

Sous le stress, les procédures sont utilisées abusivement

Si la procédure adéquate n’a pas été utilisée ici, a contrario, il est courant d’observer – sous stress – une utilisation abusive des procédures. Les équipes ont une tendance assez naturelle à se « raccrocher à quelque chose de connu », en l’occurrence la procédure qui se rapproche le plus du cas de figure rencontré et à l’utiliser abusivement.

Que ce soit en aéronautique ou en entreprise, il existe une documentation qui décrit la stratégie à adopter, les objectifs à atteindre et les modalités pour y parvenir. Sa constitution et son utilisation doivent être appréhendées comme une boîte à outils. Ils ne doivent pas être perçus comme une finalité en soi.

La conjonction des éléments décrits ici ont donc abouti à une sorte de déni de situation. Pour autant, la responsabilité ne peut incomber uniquement à l’équipe. Des incidents également étudiés dans le rapport démontrent que la plupart des équipages confrontés à la même situation ont jugé le déclenchement de l’alarme de décrochage « surprenant et non pertinent ».

Ainsi, sous stress intense, l’équipe ne prête aucune attention à l’alarme de décrochage qui a retenti de façon continue pendant 54 secondes.

« Les caractéristiques sonores de l’alarme (voix synthétique “Stall, Stall”), comme les vibrations “dissuasives” du buffet sont censées être suffisamment “intrusives” pour sortir les équipages d’une compréhension erronée de la situation lorsque l’avion s’approche, à leur insu, de cette limite du domaine de vol. »

Ainsi focalisés sur la recherche des causes de la perte des indications de vitesse, les copilotes ont été victimes du phénomène que les psychologues appellent le « phénomène de persévération » ou « l’effet tunnel ».

Une fonction pour chacun

Devant l’urgence, le stress et, au fur et à mesure que la maîtrise de l’avion se perd, les échanges entre les membres de l’équipage deviennent de moins en moins structurés. « La perte de coordination et la coopération volontaire mais chaotique dans la gestion de la surprise déclenchée par la déconnexion du pilote automatique ont conduit rapidement à la perte du contrôle cognitif de la situation, puis à la perte du contrôle physique de l’avion ».

Gestion de crise-Crédit : Valérie Dobigny/Face au Risque

En période de gestion de crise, il est essentiel que chaque acteur connaisse clairement le périmètre de ses responsabilités. Chaque membre de la cellule de crise doit avoir une fonction précise décrite dans une fiche de rôle. L’outrepasser est un risque important qui peut avoir des conséquences néfastes, d’autant plus que la situation est gérée en temps réel. A minima, il convient d’accorder

une attention particulière à la description du poste de manager (la fonction du dirigeant de la cellule), du poste de coordinateur et du poste de secrétaire.

Le commandant, absent lors de la déconnexion, revient tardivement dans le cockpit. À son arrivée, aucun point de situation n’est effectué. De ce fait, il n’apporte aucune valeur ajoutée : il « grappille » les informations qui sont échangées entre les deux copilotes. « N’ayant pas vécu l’historique complet de la séquence des événements, il était très difficile pour lui d’établir un diagnostic. Il lui aurait fallu questionner les copilotes, démarche qui se heurtait à l’urgence et au stress transmis par le ton de la voix… »

Pour l’ensemble de ces raisons, le crash du vol Rio-Paris est un cas d’école pour quiconque s’intéresse à la gestion de crise. Par son déroulement (la crise se manifeste tout d’un coup et provoque surprise, stress et panique), par l’intensité de ses enjeux humains, par le timing serré que la crise impose, cet exemple est l’archétype de la situation de crise.

Le vol AF447 Rio-Paris transportait 228 personnes, dont 12 membres d’équipages, qui ont tous péri dans l’accident.

Les copilotes cherchent à comprendre une situation qui leur échappe. Il est en effet nécessaire que l’Homme soit en mesure d’expliquer la situation rencontrée pour lui donner du sens. C’est en formulant un problème en tant que problème à résoudre que l’on suscite la volonté de résolution et qu’on esquisse déjà les catégories et instruments nécessaires. Dans le cas présent, l’absence de diagnostic de situation induit les effets suivants :

  • La surprise et la panique. Dans la période initiale, ils réalisent des actions réflexes sans analyse rationnelle préalable de la situation. Il s’avère que les actions réitérées à cabrer initiées par le pilote sur l’appareil ont de facto généré le décrochage de l’avion.
  • La « saturation des ressources mentales » découle de l’afflux massif d’informations en cellule de crise devant être traitées en urgence. Ainsi, la multiplicité des alarmes visuelles et sonores n’ont pas permis aux copilotes de comprendre la situation mais ont a contrario ajouté de la confusion.
  • Le phénomène de persévération enfin (dans le cas présent combiné à l’« erreur à plusieurs ») engendre une focalisation de l’attention de l’ensemble du groupe sur quelques éléments précis et, de ce fait, ne permet plus de percevoir, d’appréhender intellectuellement – et donc de gérer – l’événement (ou les symptômes de l’événement) dans leur globalité.

La manifestation successive de ces trois états psychologiques consécutifs à la recherche, coûte que coûte, de l’origine de la perte des indications de vitesse de l’appareil, aboutit à une sorte de « déni de situation » dans l’esprit de l’équipe de pilotage. Malgré les 54 secondes pendant lesquelles l’alarme de décrochage a retenti dans le cockpit, il n’en est fait aucune mention dans les échanges oraux des copilotes.

Les passages en italiques de l’article sont extraits du rapport final du BEA, bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile, présenté le 5 juillet 2012.

Benoit Vraie - Risk manager

Benoît Vraie

Docteur en Sciences du Management à l’École de Management de la Sorbonne (Paris 1) et titulaire d’un DU de Médecine » traumatisme psychique : clinique, pathogène, prise en charge » à la Faculté de médecine Pierre et Marie Curie (Paris 6), auteur de plusieurs ouvrages de références sur les questions de gestion de risques, de crises et de continuité d’activité. Il est Maitre de conférences associé à l’Université Paris 1 Sorbonne et chargé d’enseignement en Universités et Grandes Ecoles (The University of Chicago, HEC Paris, ENSAM Paris, EM Lyon, EM Grenoble).

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